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6 mai 2008 2 06 /05 /mai /2008 17:02
 

« Et la Crète fumant du sang du Minotaure... »

Racine Phèdre

Le grand marchand d’art Kahnweiler a écrit de l’oeuvre entier de Picasso qu’il était « fanatiquement autobiographique », et il ajoutait « le Minotaure de Picasso qui festoie, aime et se bat, c’est Picasso lui-même. C’est lui-même qu’il veut donner tout nu, dans une communion qu’il entend complète ». On peut remarquer, d’autre part, que le célèbre portrait de Gertrude Stein, si on le regarde dans un miroir ( !) a le même aspect, les mêmes lignes, les mêmes traits que l’autoportrait à la palette de Picasso qui ne cesse de parler de lui-même à travers tous ses tableaux, y compris de sa vie intime. Notre peintre était marié à Olga Khokhlova, mais il avait abordé dans la rue Marie-Thérèse Walter, encore mineure, qui était devenue sa maîtresse. Le 11 mars 1931 il peint une Grande nature morte. Que voyons-nous ? un carrelage sur lequel il y a un guéridon avec aiguière, compotier et divers fruits ; derrière, un coin de mur protégé par un lambris courbé comme une douve. Un lecteur « positiviste » nous dirait : « Pourquoi aller chercher plus loin ? Pourquoi interpréter » ? Certes, mais c’est se priver de quelque chose qui « crève les yeux » (souvenons-nous des chardonnerets). D’abord l’aspect sinueux, curviligne de toutes choses avec insistance sur les rondeurs ; ensuite le soulignement de ces mêmes formes par un trait noir comme pour les personnages dans les vitraux ; enfin l’intrication étroite de tous ces éléments. Cette « nature morte » est extrêmement « vivante » et « en mouvement », déployant une énergie considérable. C’est un double portrait doublement déguisé des étreintes qui figurent dans la Suite Vollard ! C’est Picasso et Marie-Thérèse dans leurs ébats cachés d’Olga (il installa sa maîtresse en face de chez lui et fit en sorte qu’elle le suivit secrètement dans ses déplacements à l’insu de tous depuis le début) ! La couleur or de l’aiguière et de son anse trahit la blondeur des cheveux et des mèches (Olga était brune). Les pommes vertes et circulaires sont évocatrices de la jeune poitrine « en pomme » (dont nous avions parlé à propos de la deuxième estampe où Marie-Thérèse est donc représentée). Les prunes bleu mauve dans le compotier indiquent la partie postérieure de l’anatomie de la jeune femme ; le pied central et sa hampe, l’emblème triphallique (comme celui de l’île de Man). La nappe rouge, par sa violence, semble exprimer l’intensité du choc sexuel des éléments mâles et femelles qui se combattent et s’unissent.

Ceci est encore plus explicite dans l’huile et crayon sur bois du 6 septembre 1933 La mort de la femme torero avec le profil stylisé de Marie-Thérèse. « la femme matador nue, renversée par le taureau qui porte sur son dos le cheval blessé, anime et nomme les cicatrices muettes qui labourent le visage énigmatique des femmes pleurant » écrit Gaétan Picon, et encore : « l’érotisme de Picasso, nous le savions, [...] est un érotisme de domination, non de jouissance ». En effet, l’habit de lumière fendu de haut en bas, la « rejoneadora », femme toréador à cheval, est cambrée, les yeux fermés, se retenant à l’encolure du taureau blessé qui a déjà subi le «  tercio » des piques, celui des banderilles (on en voit deux plantées sur le garrot), et le « tercio de muerte » (de la mort) puisque l’épée est profondément enfoncée. Le cheval saigne de la gorge. Dans un dessin du 25 mars 1921 la « blessure » est beaucoup plus ambiguë ; c’est une sorte d’ouverture vaginale dans le ventre du cheval regardé amoureusement par le taureau. Nous aimerions expliquer ici ce goût pour la corrida qui demande, selon nous, une élucidation à trois niveaux. Il y a d’abord le « ballet » que nous voyons parfaitement sur notre tableau et qui est recherché par les « aficionados » avec le jeu de la lumière et de l’ombre dans l’arène, de la « muleta » et des vêtements moulants, de la danse de ceux qui accompagnent le matador (quatre agitent ici leur cape de serge rouge pour porter secours). La force de la charge du taureau sorti du toril montre sa « noblesse » et sa « bravoure » ; la musique (représenté par un trompettiste au fond) accompagne les mouvements. Pour celui qui apprécie la corrida à ce niveau, les toréadors sont des artistes qui inventent les différentes figures de la tauromachie : poses audacieuses des banderilles, façons distinguées de manier l’épée, élégance des différentes passes qui portent le nom de celui qui l’a créée. Nous pensons que Picasso ne s’arrête pas à ce niveau où l’on efface la violence du spectacle. Il s’enfonce délibérément dans le deuxième niveau : celui d’une esthétique de la cruauté qui lui est commune avec Dali. L’éventration du cheval qu’il a connue en Espagne dans sa jeunesse (de nos jours l’animal est protégé par une carapace molletonnée) est continuellement présente dans son oeuvre. Ceci explique, nous semble-t-il, qu’Hemingway, selon Picasso, n’étant pas espagnol, n’avait donc rien compris à la corrida. On se rappelle la fameuse affirmation de Salvador Dali : « Picasso est un génie ; moi aussi. Picasso est espagnol ; moi aussi. Picasso est communiste ; moi non plus ». Dali, lui aussi a développé une esthétique de la cruauté, notamment avec son Spectre du sex-appeal où l’on voit un corps de femme éviscéré, soutenu par des étais. Ce qui nous amène au troisième niveau, celui des cultes antiques que nous avons évoqués avec sacrifice de vivants et réjouissance des entrailles fumantes, qui ne nous semblent pas totalement étranger à Picasso. Il interprète d’ailleurs la crucifixion comme une corrida puisque c’est toujours un picador qui transperce le flanc du Christ, aussi bien dans celle de 1930 que dans celle, blasphématoire, orgiaque et scatologique de 1938.

Disons un mot sur la réapparition du Minotaure, le 5 septembre 1936, dans une composition révélée seulement en 1998. La femme n’est plus blonde, mais brune, ses jambes sont serrées dans un mouvement de torsion qui l’éloigne de la bête, son regard est lointain ; cette fois-ci c’est le modèle, non l’artiste qui est comme « absent ». Il s’agit de Dora Maar qui avait fasciné Picasso par une action ludique, étrange et dangereuse qu’il raconte : elle enlevait ses gants, prenait un long couteau pointu qu’elle plantait dans la table entre ses doigts écartés, mais manquait de temps en temps le but et la main se couvrait de sang... C’est elle qui deviendra  La femme qui pleure, qui sera internée à Sainte - Anne et confiée aux soins de Jacques Lacan, elle qui a le même prénom que le pseudonyme d’une célèbre patiente traitée par Freud ! Par une bizarrerie surréaliste, c’est elle qui devient la « réjonea-Dora », la « femme torero à cheval » sacrifiée au Minotaure Picasso.

On a beaucoup débattu pour savoir s’il avait aimé les femmes. Le débat est vain car personne ne peut observer directement les sentiments d’autrui. Ce que l’on peut dire c’est qu’il en a connu charnellement beaucoup, depuis la militante communiste (comme Geneviève Laporte par exemple) jusqu’à la bourgeoise éprise d’art et qu’il « dévora » celles avec qui il vécut (Olga et Dora perdirent la raison, Marie-Thérèse et Jacqueline se suicidèrent après sa mort). Il fut « Barbe-Bleue » et Françoise Gilot, la « septième » compagne selon elle-même, celle qui en réchappe de justesse. Nous ne sommes pas loin du Minotaure, mais celui-ci est blessé. De quelle manière ? Souvenons-nous que sa petite soeur, Lola, creva les yeux (déjà !) du picador représenté dans son premier tableau de 1889-1890, que sa première épouse, Olga, refusa le divorce jusqu’à la mort, si bien que ses autres enfants furent déclarés « de père inconnu », son atelier de sculpteur et ses sculptures (que nous voyons dans la Suite Vollard !) cédés à Olga, et son envie de peindre arrêtée pendant quelques mois (il se mit à l’écriture). Venu à Paris en 1900 avec son ami Carles Casagemas, celui-ci se suicida pour une certaine Germaine qui servait de modèle et qui devint la maîtresse de Picasso sans coup férir. A quoi bon se tuer pour une femme ? Ovide, juste avant l’histoire de Pasiphaé, donne le conseil suivant : « Avant tout, que ton esprit soit bien persuadé que toutes les femmes peuvent être prises : tu les prendras ; tends seulement tes filets ». Ceci éclaire peut-être la présence, dans les eaux-fortes, de ces marins et de leurs filets... Disons aussi que l’éducation sexuelle du jeune Picasso se fit à travers les prostituées (les fameuses Demoiselles d’Avignon ne sont rien d’autres que les filles de la rue d’Avignon d’un quartier chaud de Barcelone !). La « mère maquerelle » joue un rôle féminin important ; elle est symbolisée par le personnage inquiétant et truculent de la Célestine tiré d’une tragi-comédie du XVIème siècle (7), continuellement présente depuis la période bleue (« blue movie » signifie en anglais « film pornographique du début du XXème siècle»?) jusqu’aux 66 plaques de cuivre de 1968-1970 racontant son histoire. C’est une entremetteuse prête à faire tomber n’importe quelle femme vertueuse dans une intrigue amoureuse pour de l’argent ou à suggérer à un serviteur, dont elle a besoin, que la mère de celui-ci exerce le même métier qu’elle et que, s’il se tait, il pourra jouir des faveurs d’une fille dans une maison close. La représentation de la vie s’en trouve considérablement changée. D’ailleurs les dernières eaux-fortes de Picasso reprennent les monotypes de Degas d’un lieu de plaisir (8). N’oublions pas que le titre véritable des Demoiselles d’Avignon est le Bordel philosophique, c’est-à-dire le lupanar comme parabole du monde. Ceci nous explique, non l’obsession sexuelle d’un vieillard, mais la continuité dans la pensée profonde de Picasso, de ses premières oeuvres aux dernières.

 

Pour conclure, disons que, nonobstant l’interdiction du critique cité en introduction, nous avons tenté de faire la « monstration » du monstre qu’est le Minotaure, image même de l’utraquistique, de ce qui est à la fois l’un et l’autre, ceci et cela, sans que, jamais, les contradictions puissent s’effacer, tout en soutenant l’unité latente, secrète si l’on veut, mais qui « crève les yeux », de l’oeuvre, pour celui qui veut bien regarder.

 

Notes

(1) Ingo F.Walter, Picasso, p.30, ed.Taschen, 2000.

(2) Patrice Tardieu, L’exil, l’inceste et le narcissisme, in Revue la Rencontre n?44, p. 22,23,24,19 ; 2ème trimestre 1998.

(3) Jean-Michel Ribettes, Fétiches et fétichismes, reproduction n°148, ed. Blanche 1999.

(4) Ovide, l’Art d’aimer, livre II.

(5) Patrice Tardieu, Nyssia, la chevelure et la cassolette, in Revue la Rencontre n?48, 2ème trimestre 1999.

(6) Jean-Jacques Lebel, Le regard de Picasso, in Picasso érotique, p.47, ed. de la Réunion des musées nationaux, 2001.

(7) Fernando de Rojas, La tragi-comédie de Calixte et Mélibée, 1499-1514.

(8) Degas, catalogue de l’exposition du Grand Palais à Paris, p.296-303, ed. de la Réunion des musées nationaux, 1988.

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6 mai 2008 2 06 /05 /mai /2008 16:52
 

 

« Il faut que tu te voies mourir

Pour savoir que tu vis encore. »

Paul Eluard la Fin d’un monstre

A Pablo Picasso

Ces quelques lignes du poète Paul Eluard sont un commentaire d’un dessin au crayon de 1937 que Picasso lui avait donné. On y voit le Minotaure transpercé d’une flèche recevoir le coup de grâce d’une jeune fille qui, surgie de la mer, lui tend un miroir, le miroir de la mort qu’il faut traverser, le miroir du narcissisme létal (2), celui que crayonna Picasso dans son Autoportrait du 20 juin 1972. Ce thème du Minotaure est si riche qu’il nous conduit à mettre en pratique notre méthode utraquistique qui consiste à ne négliger aucune interprétation, même contradictoire, qui puisse permettre d’excaver les « strates géologiques » de cette matière et d’éclairer les différentes couches qui la constituent.

D’abord mythologique. Suivons le récit d’Ovide qui raconte la passion insensée de Pasiphaé, épouse du roi Minos, pour un taureau blanc. Elle coupe des feuillages verts et des herbes tendres pour celui qu’elle aime. Elle revêt en vain des robes magnifiques et consulte inutilement son miroir. Elle est jalouse des belles génisses qu’elle fait traîner sous le joug ou sacrifier sur l’autel. Finalement elle met au monde le Minotaure mi-humain mi-bovin. Nous avons évoqué la suite : grâce au fil d’Ariane, Thésée pourra le tuer et sortir du labyrinthe construit par Dédale pour y enfermer le monstre, mangeur de chair humaine, en particulier de jeunes gens. Mais Ariane est abandonnée par Thésée dans sa fuite, sur une île, pleurant et criant contre la perfidie du héros. C’est alors que le dieu Bacchus (lui-même fils de Jupiter et de Sémélé) l’enlève et s’unit à elle en guise d’épousailles.

Interprétation métamorphique (justifiée à la fois par l’ouvrage d’Ovide et par le traitement que Picasso fait subir à toutes choses, plantes, animaux ou personnes) : les dieux peuvent opérer une transsubstantiation d’eux-mêmes ou métamorphoser les autres. Ainsi Jupiter se transsubstantie en taureau pour séduire Europe et Junon, par jalousie, trans-forme Io en génisse. Le Minotaure, c’est donc aussi bien Jupiter lui-même dans une de ses métamorphoses.

Interprétation cultuelle : ceci nous renvoie à toutes sortes de cultes très anciens, celui de Mithra, avec sacrifice de taureau, venu de Perse, celui des divinités égyptiennes mi-humaines mi-bestiales ou portant des cornes de taureau sur la tête (comme Isis, soeur et femme d’Osiris, mère d’Horus à tête de faucon), celui de Cybèle, déesse de la fécondité, aux cérémonies orgiastiques. Picasso, reprenant la figure légendaire du Minotaure, ravive d’anciennes religions pré-chrétiennes ou en concurrence avec la christianisme comme le mithriacisme et ses rites.

Interprétation surréaliste : ces cultes et la légende crétoise du Minotaure ont pour nous un aspect à la fois effrayant et « Surréaliste » par leur collage insolite. On pourrait leur appliquer la définition que Lautréamont donne de la beauté comme étant la rencontre d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection ou encore la chute mortelle d’une bonne, étrangement montée sur un toit, à travers la marquise en verre du perron dans le Diable au corps de Raymond Radiguet. D’ailleurs Picasso illustra d’un collage, par notre monstre, la « machaira » à la main, le premier numéro de la revue surréaliste intitulée « le Minotaure ».

Interprétation platonicienne : Platon, dans la République, IX, 572b, nous parle « des désirs terribles, sauvages, sans lois, qui sont en chacun de nous, même les plus sages » et qui font de l’homme un tyran quand il dort, dans ses rêves et ses fantasmes. Il lance la parabole de l’être humain comme un « sac de peau » qui réunit les trois parties de l’âme (l’intellect, le courage, la concupiscence ), tiraillé qu’il est entre la raison et la passion ; image du Minotaure ? D’autre part, cet être qui ripaille et fornique, meurt et ressuscite dans la Suite Vollard, n’est pas sans analogie avec la description d’Eros, allégorie du désir, dans le Banquet, 204e, plein de l’ivresse des participants et de celle de Poros, le père d’Eros, à la naissance de celui-ci.

Interprétation psychanalytique : la force innommable du ça, dans la deuxième topique freudienne, submerge bien souvent le moi. De plus, plusieurs estampes de la Suite montrent le Minotaure aveugle guidé par une petite fille. Quelle représentation plus parlante d’Oedipe conduit par Antigone ? Et le dessin, offert par Picasso à Paul Eluard, ne prend-il pas la résonance d’Oedipe se mirant, tel Narcisse, dans le miroir du « mè phunaï », du « ne pas vivre », ou, en termes heideggeriens, de l’  « ek-stase » vers le Rien (2) (philosophie, comme on le sait, opposée à l’ « humanisme ») ?

Interprétation humaniste : ce Minotaure aveugle n’est pas l’incestueux Oedipe, mais le souvenir de véritables aveugles mendiants qui avaient frappé de terreur le jeune Picasso en Espagne. Quoi de plus abominable pour un peintre que de perdre la vue ? Cependant cette cécité même pourrait représenter la condition humaine dans la souffrance qui n’exclut pas tout espoir puisque selon une parabole, citée par Picasso, les chardonnerets chantent mieux lorsqu’ils ont les yeux crevés ! l’artiste, aveuglé et tourmenté par le monde extérieur, produira une oeuvre plus profonde !

Interprétation chamanique : A l’inverse, on pourrait soutenir que l’homme devient l’animal. En effet, durant certaines transes (filmées, par exemple, par Jean Rouch au Niger et on sait l’influence des masques africains sur l’art de Picasso) l’être humain se transmue en bête. L’extase chamanique ne consiste pas seulement à danser l’animal fétiche, mais à l’incarner. C’est un parcours initiatique qui doit nous faire découvrir et accepter l’animalité comme faisant partie de nous-même.

Interprétation tauromachique : l’animal ici est le taureau, omniprésent dans l’art crétois antique, qui servait semble-t-il à des acrobaties sur le dos de bêtes énormes. Mais la référence essentielle chez Picasso est la corrida. Son premier tableau connu, à l’âge de 8-9 ans, est un picador ; à 16 ans il copie la Tauromachie de Goya, et même dans sa période cubiste, elle est présente ; par exemple dans L’aficionado de 1912 où l’on aperçoit l’instrument tranchant à deux lames qu’est la banderille et les mots « le torero » et « Nîmes ». Nous reviendrons sur la signification de ce spectacle.

Interprétation stalinienne : le taureau n’est pas cet animal férocement combatif qui, s’il est couard (« manso ») aura droit au mouchoir (« panuelo ») rouge du président de la corrida, ce qui signifie la honte pour l’éleveur, il serait plutôt le symbole de l’Espagne antifranquiste. De même le Minotaure n’est pas la bête redoutable qui dévorait tous les neuf ans sept jeunes hommes et sept jeunes filles de l’Attique, il est le justicier calme et puissant qui protège le prolétariat, la veuve et l’orphelin. Il « combat pour la paix ». On peut observer une photographie de Picasso qui regarde avec sympathie, sur une affiche, le visage de Staline, « le gardien de la paix du monde », dont il fit le portrait. « Infâme hommage à Staline, publié du plein gré de son auteur dans les Lettres françaises, à la mort du dictateur, en 1953 [...] dont les crimes sans nom ne lui étaient pas du tout inconnus » commente Jean-Jacques Lebel (6). Il est curieux de constater que la colombe, symbole de l’Esprit Saint dans le christianisme, et qui se trouve dans les bras de la petite fille conduisant le Minotaure aveugle, deviendra celui de l’engagement politique de Picasso pour «  la paix ». Il recevra en 1962 son second prix Lénine, alors que son style, en contradiction flagrante avec le « réalisme socialiste », était dénoncé comme « bourgeois » et « décadent » dès 1945 (un an après son adhésion au Parti).

Interprétation tératologique : ce que nous offre Picasso, justement, ce sont des déformations monstrueuses, non pas de simples difformités naturelles, comme la taie sur l’oeil de la Célestine, mais des altérations qui créent des monstres. Observons ces Figures au bord de la mer où un homme et une femme sur le sable, près d’une cabine de bain, s’embrassent. Leurs dents sont des lames de rasoir, leurs langues dardent, pointues, semblables à une épine, leurs corps fracassés s’emmêlent, faits de lames d’os ayant subis l’équarrissage. Le Minotaure lui-même est l’archétype du monstre qui viole, qui tue et qui dévore, comme le dragon, le loup ou l’aigle qui ornaient l’étendard des armées romaines tenu haut par les vexillaires, ou l’ogre des contes de Perrault.

Interprétation phallocratique : Ainsi le Minotaure pourrait-il signifier la domination légitime, dans l’esprit de Picasso, du mâle sur la femelle. Il est l’incarnation de la virilité dominante, du phallus, par ses cornes toujours dressées. Le sexe masculin est omniprésent dans l’oeuvre picasienne et ceci à trois niveaux. D’abord comme simple pénis, ce que nous avons fait remarquer dans la première estampe. Ensuite au niveau du fantasme dans des personnages éternellement en érection, comme le faune (sur une coupe en émail), les satyres poursuivant des nymphes (série de tomettes en terre de faïence rouge), ou le peintre Raphaël continuellement ithyphallique avec la Fornarina (eaux-fortes sur cuivre). Enfin au niveau symbolique, comme dans le Phallus de 1903, où celui-ci se dresse sous forme de dieu phalloïde en-visagé et souriant, renfermant dans ses bourses la femme. A tel point que le visage féminin peut n’être qu’un assemblage phallique (plâtres et bronzes de 1931) ou l’anatomie féminine toute entière se convertir en génitaux masculins (crayon de 1933) ! En ce sens Picasso rejoint ici les « sculpteurs » de la préhistoire ou Brancusi et sa Princesse X. C’est la prédominance virile !

Interprétation esthétique : le Minotaure ou l’homme énergique violant la jeune femme n’est rien d’autre que l’artiste s’attaquant à la toile ou à la feuille vierge. La nudité est la sincérité du créateur qui se dévoile, la vestale l’allégorie de l’intact dans le théâtre sacré de l’Art. D’ailleurs le Minotaure aveugle, tels les chardonnerets chanteurs dont on a percé les yeux, a une vision supérieure aux autres qui lui permet d’explorer de nouveaux espaces de formes inédites.

Toutes ces interprétations donnent un peu le vertige dans leur diversité et parfois leurs contradictions, mais nous pensons que par juxtaposition, interconnexion, superposition, intersection, greffe et rejet, elles nous approchent de « la chose elle-même » dans sa complexité. Il nous reste à explorer une dernière et quatorzième interprétation (déjà suggérée dans l’analyse de la troisième et quatrième estampe ) qui constituera notre dernière partie. Nous y analyserons quelques tableaux et dessins, toujours dans la période 1930-1937.

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6 mai 2008 2 06 /05 /mai /2008 16:36
 

Les Paraboles de Picasso

par Patrice Tardieu

 

« Semibovem virum, semivirumque bovem » Ovide

« Ils tenaient levés les signes militaires des cohortes, l’aigle, le dragon, le loup, le Minotaure... »Chateaubriand

 

Dans une armoire métallique fermée à clef du Musée Fabre à Montpellier, il y a deux grands cartons, sous la cote D65 - 3 - 271 et 272, qui renferment cent eaux-fortes sur vélin d’Arches de Picasso, provenant de la collection Sabatier d’Espeyran, plus connues sous le nom de « Suite Vollard ». Ces estampes gravées sur cuivre entre 1930 et 1937, furent choisies en 1939 par Ambroise Vollard, le galeriste qui exposa Cézanne en 1895, Van Gogh en 1897, Gauguin et Picasso en 1901, et dont le portrait figure en point d’orgue à cette « Suite » qui suscitera notre interrogation. En effet, l’oeuvre de Picasso est pleine de symboles, de significations cachées, de « paraboles », au sens étymologique du grec « parabolè », c’est-à-dire de « comparaisons » étonnantes voilant et dévoilant de façon détournée son sens, « s’écartant du droit chemin avec hardiesse, audace, témérité ». Ce sera une occasion de mettre de nouveau à l’épreuve notre méthode « utraquistique » mais cette fois-ci en la confrontant au XXème siècle. De plus, cette « Suite Vollard » pose un sérieux problème de cohérence (dont le « noyau dur » a été exécuté en 1933-1934) puisqu’y figurent des thèmes apparemment aussi hétéroclites que ceux de l’atelier d’un sculpteur moderne, de scènes de viol, de l’apparition inattendue du peintre du XVIIème siècle, Rembrandt, et de la présence surprenante d’un Minotaure. Il nous faudra donc approfondir ce mythe, tout en cherchant la cohérence, malgré le veto d’un critique parlant à propos de La Minotauromachie de 1935 d’  « une allégorie échappant à toute tentative d’interprétation »(1). 

 

 

Au point de vue stylistique les gravures de Picasso semblent plus « sages », au graphisme moins tourmenté, moins « déformant » que ses toiles de la même période qui « torturent » les objets, les visages et les corps. Mais, paradoxalement, disons tout de suite qu’elles permettront de « décoder » » bien des énigmes de l’oeuvre picturale qui « dissimule » ce que révèle la production gravée, plus intime et plus explicite, même si elle est remplie d’allusions et de références. Nous allons nous concentrer sur quelques unes d’entre elles que nous allons scander.

Première estampe (feuille 69) : une jeune fille nue, à genoux, au ventre plat, à la poitrine à peine formée, arrange des deux mains le bas de ses cheveux bouclés, ornés d’anémones, fleurs du printemps (nous sommes le 8 avril). Par une ouverture, on aperçoit derrière elle une bâtisse avec des ifs et des buissons au bord de la mer. Toutefois, l’indication « Paris 1933 » nous indique qu’il s’agit d’une remémoration nostalgique d’un temps passé, perdu ou d’une réminiscence mythique d’un lieu idyllique, d’une sorte d’ Arcadie, séjour de l’innocence et du bonheur. En face d’elle, un personnage masculin nu confortablement installé sur des coussins, le sexe au repos, sans agressivité, tient sa tête barbue de son poing droit. Cependant qu’y-a-t-il à terre ? la même tête gît sur le sol. Il s’agit donc d’un autoportrait sculpté qui sert de cale à une sorte de livre fermé posé contre celui-ci. Mais est-ce un livre ? A l’évidence il s’agit d’un miroir. Cet objet apparaît dans toute sa simplicité dès 1906 dans la Toilette où une jeune femme nue, rousse, debout, bras levés, se fait un chignon pendant qu’une autre, brune et habillée, lui tient la glace. Surtout il permet de comprendre une des techniques de Picasso qui diffractera et brisera en mille morceaux tout le visuel qui perdra alors son ancrage à travers ce prisme dans sa peinture. Intéressons-nous maintenant au jeu des regards. Le sculpteur regarde l’adolescente qui, elle-même, mire dans un narcissisme secondaire et tertiaire (2) son image, image assujettie au visage sculpté en bas qui nous fixe ! Ce renvoi réfléchissant évoque le miroitement du visage qui nous voit et que l’enfant ailé couve des yeux dans la Vénus au miroir de Vélasquez, sans parler du jeu des apparences entre le peintre qui porte sa vue sur nous et le miroir du fond dans les Ménines (que Picasso « paraphrasera »). Malgré tout ceci, remarquons l’oeil flou, comme absent du sculpteur et osons un commentaire : la jeune fille est tout entière dans la contemplation d’elle-même, magnifiée par le fait qu’elle est, d’une certaine manière, « dans la tête » même du sculpteur qui soutient à terre sa beauté naissante. L’artiste, lui, est « absent », il pense à sa prochaine oeuvre qui l’absorbe entièrement, cette tierce réalité qui s’introduit, comme la jalousie, de manière invisible, entre le couple.

Deuxième estampe (feuille 85) : la scène s’anime. La jeune femme à la couronne d’anémones est maintenant fortement pressée, par le sculpteur, d’une main puissante, contre lui, pendant qu’il tient de l’autre main une coupe de champagne. On sait que la forme de ce verre provient sans doute d’un moulage du sein de la favorite de Louis XV, la marquise de Pompadour, sa maîtresse déclarée, dont il existe un exemplaire en porcelaine de Sèvres datant de 1750 environ (3). Nous verrons que cette configuration circulaire est caractéristique de la poitrine d’une des compagnes de Picasso... Une autre femme, d’une grande ressemblance avec la première, est cambrée à la renverse sur la cuisse de « l’homme à moitié taureau et [du] taureau à moitié homme »(4), fort aimable, malgré ses cornes, puisqu’il tend le bras manifestement pour porter un toast. Derrière cette bacchanale, il y a une aperture, comme dans la première eau-forte, mais donnant sur des ciels évoqués, légèrement cachée sur le côté par un voilage transparent, ce qui accentue l’intimité et le dé-voilement. Le sculpteur est devenu plus poilu comme s’il se rapprochait de la bête, et la bête inversement de l’être humain. Un « détail »nous intrigue, en dehors du tissu, du ciel et de la pilosité du Minotaure plus chargés dans l’estampe du Musée Fabre, c’est que la toison féminine a disparu de celle du Musée Picasso, comme s’il existait deux versions, comme au XIXème siècle, l’une censurée, l’autre non (5). Remarquons aussi le caractère insolite de cette scène bachique puisque c’est Bacchus, le dieu du vin, qui consolera Ariane et l’épousera, elle qui a facilité la fuite de Thésée après qu’il eut tué le Minotaure, Minotaure qui participe volontiers ici à la bacchanale !

Troisième estampe (feuille 93) : le modèle s’est endormi. La bête hume la belle dormeuse, ouvrant la gueule, l’oreille dressée. La jeune femme semble se protéger la face de ses deux mains dans son sommeil et le mufle du monstre effleure l’une d’elles. La multitude d’entailles qui dessinent la tête de l’homme-taureau paraît faire planer une menace terrible sur le visage paisible, arcadien, de l’adolescente assoupie. Mais comment sommeiller dans de pareilles circonstances ? Le peintre Bernard Dufour raconte comment il abordait des jeunes filles dans la rue qu’il arrivait à persuader de poser nue pour lui, mais, finalement, elles s’endormaient durant son travail ! Et n’oublions pas que, dans la mythologie, Jupiter « séduit » Sémélé pendant son sommeil (ce que représenta Picasso dans des eaux-fortes de 1930), dont le fruit sera Bacchus !

Quatrième estampe (feuille 87) : la méthode de Picasso n’était pas la même, apparemment, que celle de Bernard Dufour. « Il violait d’abord la femme, [...] et après on travaillait. Que ce soit moi ou une autre, c’était comme cela » témoigne Marie-Thérèse Walter. Ceci explique qu’il faudrait peut-être intervertir l’ordre que nous avons choisi puisque la phase du sommeil viendrait plutôt après celle-ci. Que voyons-nous ? La jeune fille aux anémones dans les cheveux est plaquée au sol par le Minotaure qui monte sur elle avec une grande violence, exprimant ici la vitalité sexuelle incontrôlée, l’énergie sans limite de la libido. L’accouplement brutal et les scènes érotiques jalonnent l’oeuvre de Picasso de 1900 à 1972, lui qui est né en 1881 et mort en 1973 ! Cependant remarquons ces pattes incongrues et cette croupe de jument. L’adolescente est transformée en femme-centaure ! Cette assimilation de l’être féminin avec le cheval est aussi une constante picassienne. On pourrait faire deux sortes de glose : pour Picasso, d’une part, la femelle doit se plier à être « chevauchée » par le mâle ; d’autre part, la femme, comme l’homme, participe à l’animalité (notamment, de manière visible, par sa chevelure (5) et éventuellement sa « queue de cheval »).

Cinquième estampe (feuille 90) : Celui qui a transgressé la loi (« nomos »), en proie à la pulsion sexuelle déchaînée (« éros »), se retrouve en butte à « thanatos » (la mort). Le Minotaure est dans l’arène blessé, sans doute par Thésée, le couteau à double lame par terre (la « machaira » de Dieu auquel se réfère Saint Paul dans son Epître aux Hébreux, IV,12). Six jeunes faces féminines soeurs l’observent dans son agonie. Mais que se passe t-il ? Un bras compatissant passe la balustrade et vient caresser le dos du Minotaure. La femme pardonne-t-elle l’ardeur amoureuse de celui-ci ?

Sixième estampe (feuille 36) : Que vient faire Rembrandt et sa palette dans toute cette série (étonné ici que le modèle féminin entièrement voilé de manière transparente sur sa nudité lui touche la main ! ) ? La solution de l’énigme nous semble contenue dans l’affirmation de Picasso que tous les artistes veulent être Rembrandt. Rappelons que l’huile sur toile (de 195 sur 97 cm), qui fit et fait encore scandale, de Picasso, intitulée La Pisseuse, n’est rien d’autre que la reprise d’une eau-forte, du même nom, de Rembrandt. D’ailleurs la « Paraphrase » et la subversion des grands maîtres, tour à tour Poussin, Courbet, Delacroix, Vélasquez, Manet, David, Degas se succèdent. Picasso reprend et se coupe de la tradition qu’il prolonge. La pose alanguie des femmes dans notre deuxième estampe avec sculpteur et Minotaure (feuille 85) n’est pas sans évoquer celle du Bain turc d’Ingres, lui qui déclenchera l’imagination picassienne dans la série Raphaël et la Fornarina durant vingt-cinq eaux-fortes. N’oublions pas que Picasso, comme tous les artistes classiques (2), illustrera les Métamorphoses d’Ovide.

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5 mai 2008 1 05 /05 /mai /2008 22:20


Mots clefs : couleur, blanc, blanche, noir, pourpre, bleu, orangé, argent, or, rouge, gris, pourpre, bistre, roux, vert, doré, ocre, bleu lapis, glauque, blanc muraille, désordre, ville, remparts, palais, centre, justice, muraille concentrique, enceinte, créneaux, mort, femme belle et majestueuse, vêtements blancs, paroles, combat, patrie, dieu, le chez soi, nostalgie, retour, ventre maternel, mer, liquide amniotique, tombeau, femme, corps, matrice, berceau, sexe, tombe, mourir, gloire, rêve, songes, cygne blanc, mort de Socrate, malade, maladie, femme drapée de blanc, l’art de mourir, ciguë, chant du cygne, cheval noir, âme, coursier blanc, aurige, obscurité, vie, nature, femmes revêtues de blanc, enfant, sommeil, image de la mère, attirance, répulsion, rêve d’angoisse, fantasme, fantômes, spectres, visiteurs du soir, psychanalyse, rêve de faim, nostalgie, sein maternel, beau tétin, tétin plus blanc qu’un œuf, tétin de satin blanc, le lait de Marie, miniature, sagesse, bouche, barbe, poitrine, castrat, ange, rêver, songe, mort vêtu de blanc, l’au-delà, symbolique, oiseau platonicien, pigeon blanc, beauté, faucon, vision,blanche colombe, femme pure, honneur, pureté du blanc, sculpture, couleurs, peinture,marbre, donnée blanche,lumière en soi, intangibilité sacerdotale, baptisé, vicaire, guerrier couvert de duvet, immolé, rituel aztèque, régénération du soleil, sombre,ostentation du divin, ek-stase, extase, transfiguration mortelle, être, naissance, la mort, l’éblouissement, la naissance négative, le non-être, non-couleur, absence de couleur, rien avant toute naissance, rien avant tout commencement, silence absolu, couleurs évanouies, un blanc dans un texte, espace non écrit, manque, ce qu’on laisse en blanc, vent blanc, vers blanc, cécité des penseurs, blancheur, infaillible, irréfutable, agent de l’affection, non-blanc, nom, incommunicable, sensation, jeu de langage, incertitude, daltonien, errants dans la nuit, mages, bacchants masculins, bacchantes, initiés, monde coloré, chatoiement, opinion, chemin de l’être, apparence,teinture, fard, blanc de céruse, roux, noir de fumée,noiraude, trop blanc, incarnat, beau en soi,sans couleur, Idée du Beau, incolore, forme, le lieu même du Beau, a-chromatisme, construction du monde, statue, plaisir, lassitude, attention, couleur vive, couleur sombre, aveugle né, coloris, optique, nature de la lumière et des couleurs, aveugle, indifférent, couleur, pudeur, couleurs intelligibles, ordination linéaire, infra-rouge, ultra-violet, couleurs sensibles, ordination circulaire, mélange, peintre, teinturier, couleurs invisibles, espace pensé, couleur bleue, ignorance de nous-même, lumière solaire, a-colore, œil, cause occasionnelle, anomalies de la vision, projection spatiale des sensations, médiat, objet, daguerrotype, inessentiel, absence, totalité, sans absorption, radiations, noir/blanc, unité,voir dévoiler, voiler, vrai, vérité, le visible, surface, effluves de figures, organes de la vue, ce qui déchire les yeux, ton brillant, existence du monde extérieur, véritables couleurs, photographies, visages blafards, visages livides, portraits prémonitoires, dessin noble et artistique, couleur artisanale et féminine, lieu, couleurs, simulacres, nature, le cœur même des choses, le blanc, l’Un-Tout, questionnement, clarté, le visible et l’invisible, le jour et la nuit, le bien et le mal, le pur et l’impur, la paix et la guerre, la justice et l’injustice, la santé et la maladie, le besoin et le plaisir, la vie et la mort, les contraires,la nature, le caché, le logos, la raison, la parole, la parabole, le tout, bacchants masculins, bacchants féminins, errer dans la nuit, célébration de la vie, course effrénée nocturne et sauvage, embrassements, touts, non-touts, accordé, désaccordé ,consonant, dissonant, toutes choses, l’Un, taureau blanc, Déesse-mère, agressivité virile, cornes phalliques, chair, lyre, harmonie contre-tendue, vide, matrice féminine,culte, grottes néolithiques, multiples mamelles, source nourrissante, utérus, grappes de seins, poitrine, testicules, taureaux sacrifiés, castré, taureau d’une blancheur éblouissante, taureau blanc, écume, sperme, dieu-taureau, taureau solaire et lunaire, taureau masculin et féminin, unité des contraires, héraclitéen, union du sensible et de l’intelligible, le Blanc de l’Un-Tout, monde sensible, émanation du monde intelligible, l’Un, néant absolu, avant tout être, le même et l’autre, le tout autre, diversité des couleurs, beauté sensible, Idée du Beau, hors du temps, hors de tout lieu, blancheur absolue, cible, rond blanc, de but en blanc, noyau, centre, anneau blanc, citadelle.
Noms clefs: Assyriens, Babyloniens, Haute-Asie, Mèdes, Déiocès, Ecbatane, Hamadan, Hérodote, Michel Foucault, Socrate, Phtie, Phtia, Criton, Achille, Agamemnon, Thessalie, Artémidore, les Parques, Troie, Platon, Apollon, Phédon, Phèdre, Freud, les trois Parques, Clément Marot, Saint Bernard de Clairvaux, Marie, la Sagesse, Ibn Sîrîn, Abd-Allah ben Jaffâr al-Tayyâr, al-Hajjâj ben Yussuf, Paul Klee, les Druides, Ludwig Wittgenstein, Kandinsky, Nietzsche, Cyrénaïques, Aristippe de Cyrène, Héraclite, Parménide, Alexis, Condillac, Diderot, Saunderson, Cambridge, Bachelard, Malebranche, Schopenhauer, Heidegger, Aristote, Descartes, Matisse, Poussin, Cézanne, Merleau-Ponty, Héraclite, Bacchus, Artémis polymastos, Ephèse, Zeus, Europe, Minos, Crète, Pasiphaé, Poséidon, Minotaure, Ariane, Thésée, Naxos, Dionysos, Plotin,
Textes clefs: Criton, Iliade, Onirocritique, Interprétation des rêves, Apologie de Socrate, Phédon, Phèdre, Beau tétin, Remarques sur les couleurs, Aurore, Traité des sensations,Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, Le rationalisme appliqué, Entretiens sur la métaphysique, De la recherche de la vérité, Sur la vue et les couleurs, Être et temps, Sein und Zeit, De Anima, Péri Psuchès, Physique, Ménon, Timée, Méditations métaphysiques, Première méditation, L’Œil et l’Esprit, Ennéades, Essais de Montaigne.
Mots grecs clefs: phtio, phantasma, doxa, chroma, khroma, khroa, tékousan, skoteinos, logos.
Mots latins clefs: regressus in utérus,
Mots arabes clefs:shurfa, sharaf.

Le récit sur Ecbatane vient d’Hérodote Historia ( Enquêtes ) I,96-101, et la référence à Michel Foucault est, bien sûr, Surveiller et Punir, chap. III de la partie III, le panoptisme, p.197 à 229, éd. Gallimard,1975.
Le taureau blanc, envoyé par Poséidon, est couvert d’écume (« aphros » en grec), terme qui évoque métaphoriquement, pour un Grec, le sperme! Voir mon essai Obscénité et Violence à l’origine du monde (6).

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8 avril 2008 2 08 /04 /avril /2008 12:47
 

 

Nous allons décliner, de manière rhapsodique, ce que peut évoquer la « couleur » blanche à travers une cavalcade philosophique, mais qui traversera aussi, au galop, bien des domaines, tel un cheval débridé...

 

Les Assyriens et les Babyloniens régnèrent sur la Haute-Asie cinq cent vingt ans jusqu’au VIIIème siècle av. J.C.. Ils furent renversés par les Mèdes, mais le désordre faisait rage, si bien qu’ils décidèrent d’élire Déiocès. Celui-ci exigea une ville unique, Ecbatane, actuellement Hamadan, des remparts, avec son palais au centre et que nul ne le vît, lui qui rendait la justice, exerçait son pouvoir sur tous, surveillait et punissait, sans être vu (le panoptisme ne date donc pas de l'époque moderne, comme le prétend Michel Foucault). Il fit construire plusieurs lignes de murailles concentriques, chacune avec sa couleur et dépassant la précédente : blanche, noire, pourpre, bleue, orangée, argent, or. Nous ne franchirons aucune de ces enceintes, restant aux créneaux blancs de la première.

 

Quatre cents ans plus tard, Socrate, qui attend avec sérénité la mort, raconte le rêve suivant : « Il me semblait qu’une femme venait vers moi, belle et majestueuse, portant des vêtements blancs. Elle m’appelait et me disait : Socrate, au troisième jour, tu pourrais être arrivé dans la fertile Phthia »Criton 44b. Ces paroles reprennent, en fait, celles d’Achille qui menace Agamemnon de ne pas combattre et de retourner dans sa patrie, en Thessalie : « et si le dieu glorieux qui ébranle la terre nous donne une heureuse traversée, je serai à Phthia le troisième jour » Iliade IX, 363. Cette femme, vêtue de blanc, n’est rien d’autre que le « chez soi »; nostalgie du retour au ventre maternel, « regressus ad uterum » par la mer, liquide amniotique. Artémidore, dans son Onirocritique, livre II, écrit:  « Le tombeau, comme la femme, enveloppe le corps entier ». La matrice aura été le premier berceau de l’homme, le sexe de la femme le second, et la tombe le troisième. En grec, l’antique ville de Phthia évoque le verbe « phthio », périr; et on sait que les Parques avaient filé deux destinées possibles pour Achille, soit il allait mourir glorieux devant Troie, soit inconnu après une longue vie passée de retour chez lui. Quant à Socrate il est coutumier de l’interprétation des songes : cela lui a été prescrit par le dieu (Apologie 33c), il suit ce que le rêve l’a incité à faire. Il a vu un cygne blanc se poser sur ses genoux, se couvrir de plumes et s’envoler, la veille où Platon, pur et noble comme l’oiseau d’Apollon, vint se joindre à ses disciples. Cependant Platon n’était pas là au moment même de la mort de Socrate : « Platon, je crois, était malade » fait-il dire au narrateur. Ce « je crois » est bien étrange. La « maladie »ici évoquée était-elle le refus de voir la femme drapée de blanc, lui le « cygne blanc »? L’art de mourir de Socrate, une boisson trop forte, aussi forte que la ciguë? Et pourtant le chant du cygne est encore plus puissant juste avant de mourir (Phédon 84e). Peut-être le cheval noir de son âme l’emporta-t-il sur le coursier blanc conduit par l’aurige (Phèdre 253 d-e)?

Exactement mille cinq cents ans plus tard (car L’Interprétation des rêves fut publiée en 1899 et non en 1900 comme imprimé) Freud relate ce que l’obscurité lui avait révélé : « Tu dois rendre ta vie à la nature « et il ajoute « c’est donc bien réellement vers les Parques que je vais ». Mais qui sont ces femmes revêtues de blanc? Personne d’autres que celles venues en chemise de nuit voir l’enfant pendant son sommeil. De nouveau l’image de la mère glisse sur celle de la mort, et l’on comprend mieux l’attirance et la répulsion dans le rêve d’angoisse qui engendrera le fantasme des fantômes et des spectres (ce que signifie le mot « phantasma » en grec) à partir de ces visiteurs du soir. Le fondateur de la psychanalyse, pour sa part, explique : « Mon rêve des trois Parques est un rêve de faim, très net, mais il ramène le besoin de nourriture à la nostalgie de l’enfant pour le sein maternel ». On se souvient de la célébration du Beau tétin par Clément Marot :

« Tétin bien fait, plus blanc qu’un oeuf,

Tétin de satin blanc tout neuf »

et surtout de la vision de Saint Bernard de Clairvaux buvant le lait de Marie. Une miniature du XVème siècle représente la Sagesse aspergeant la bouche et la barbe de deux vénérables, de chaque côté de sa poitrine.

« La vision des castrats inconnus du rêveur est la vision des anges; sur eux, la paix »dit Ibn Sîrîn, interprète des songes du VIIème-VIIIème siècle, pour qui rêver d’un mort vêtu de blanc signifie une situation favorable dans l’au-delà, et chez qui nous retrouvons la symbolique de l’oiseau platonicien :

« Un homme vint trouver Ibn Sîrîn, et lui dit : j’ai vu sur les murs de la mosquée de Médine un pigeon blanc dont la beauté m’a étonné; puis un faucon est survenu et l’a emporté. Ibn Sîrîn commenta : si ta vision est véridique cela signifie qu’al Hajjâj va épouser la fille d’Abd-Allah ben jaffâr al-Tayyâr. Peu de jours après, al-Hajjâj l’épousa. On demanda alors à l’imâm comment il en avait conclu à ce mariage. La blanche colombe est une femme pure, répondit-il, et les murs (shurfa) de la mosquée sont à la mesure de son honneur (sharaf). Je n’ai pas vu dans Médine de femme plus pure ni plus noble qu’elle. Quant au faucon, il s’agit d’un prince inique et stupide et nul ne m’a paru pire qu’al-Hajjâj ben Yussuf. Et l’assemblée de s’étonner de la perspicacité de l’imâm ».

Cette pureté du blanc explique peut-être que la sculpture finit par renoncer à la profusion des couleurs de la peinture et ne s’habille plus que de la splendeur du marbre. Paul Klee, n’écrit-il pas : « La donnée blanche est la lumière en soi »? Le blanc, couleur des Druides, de l’intangibilité sacerdotale, du baptisé, du Vicaire du Christ, ou du guerrier couvert de duvet qui sera immolé dans le rituel aztèque pour assurer la régénération du soleil. « Ce qui est blanc, n’est-ce pas ce qui ôte du sombre? » se demande Ludwig Wittgenstein dans ses Remarques sur les couleurs II, 6. C’est l’ostentation du divin, « l’ek-stase » de la transfiguration mortelle; après le passage à l’être de la naissance qui nous jette au monde, la mort, l’éblouissement de la « naissance négative « au non-être.

 

Mais le blanc est-il une couleur? N’est-ce pas plutôt une non-couleur, l’absence de couleur, ou comme le dit Kandinsky «  un rien avant toute naissance, avant tout commencement, [...] un silence absolu [...], un monde où toutes les couleurs se sont évanouies »? « Un blanc » dans un texte est un espace non écrit; il semble désigner un manque, ce qu’on laisse « en blanc ». Au XVIIIème siècle « un vent blanc « signifie qu’il n’est pas suivi de pluie. En poésie, un vers blanc est celui qui n’est pas rimé. Nietzsche dans Aurore n’aurait-il pas raison d’intituler son paragraphe 426 « Cécité des penseurs aux couleurs »? Rappelons-nous du raisonnement des Cyrénaïques, philosophes du IVème siècle avant J.C. : « Que nous éprouvions la blancheur, cela peut être tenu pour infaillible et irréfutable. Mais que l’agent de cette affection soit blanc, nous ne sommes pas en mesure de l’affirmer, car il est vraisemblable qu’on puisse éprouver une affection de blancheur à partir du non-blanc [...]. Chacun de nous perçoit sa propre affection, mais nul ne saurait dire si l’affection qu’il éprouve à partir du blanc est conforme à celle de son voisin ». L’objet blanc désigne non seulement l’absence de couleur, mais il n’est qu’un nom, étant donné le caractère incommunicable de toute sensation, un « jeu de langage » dira Wittgenstein au XXème siècle, qui ajoute : « Dans tout problème philosophique sérieux l’incertitude descend jusqu’aux racines, en effet, imaginons un peuple de daltoniens, ce qui pourrait fort bien se produire. Ils n’auraient pas les mêmes concepts de couleurs que nous ». Ajoutons ce fragment d’Héraclite : « Errants dans la nuit : mages, bacchants masculins et féminins, initiés ». Le monde coloré a déjà été qualifié dans son chatoiement par Parménide comme celui de la « doxa », de l’opinion, par opposition au chemin de l’être. Platon accentuera ce point en ne voyant qu’ apparence dans la couleur; « chrôma », désignant en grec la teinture, le fard; ainsi dans ces paroles du poète Alexis du IVème siècle av. J.C. : « Une femme a-t-elle les sourcils roux? On les colore au noir de fumée. Est-elle par hasard noiraude? Elle s’enduit de blanc de céruse. A-t-elle le teint trop blanc? Elle se farde d’incarnat ». Pourtant, pour Platon le beau en soi est sans couleur, l’Idée du Beau est incolore. « Quand on vient me dire que telle chose est belle en raison de sa couleur éclatante, de sa forme ou de n’importe quoi du même genre »dit Socrate, dans le Phédon 100 d, « je tourne poliment le dos à tout cela ». Il laisse, pourrait-on dire, l’absence de couleur, « en blanc », au lieu même du Beau.

Mais comment les couleurs naissent-elles? Condillac au XVIIIème siècle, dans son Traité des sensations s’est attelé à cette tâche. Il imagine une statue ou plutôt un être humain emmuré, et ouvre petit à petit tous ses sens. Là encore nous partons d’un « blanc », d’un manque, dans la sensibilité, d’un « a-chromatisme » philosophique, avant toute construction du monde. Ce n’est qu’au chapitre XI que notre statue commencera à distinguer peu à peu une couleur après l’autre, selon le plaisir ou la lassitude que chacune provoquera en elle, attirant son attention, depuis les plus vives jusqu’aux plus sombres. Diderot ira encore plus loin dans sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient puisqu’il démontrera, avec pour preuve un aveugle né, que pour penser, on a nullement besoin de coloris : « Saunderson professa les mathématiques dans l’université de Cambridge avec un succès étonnant. Il donna des leçons d’optique; il prononça des discours sur la nature de la lumière et des couleurs ». L’aveugle est « indifférent » à la couleur (et à la pudeur), mais il peut en parler. On sait que Bachelard dans Le rationalisme appliqué chap.6 opposera les « couleurs intelligibles » des sciences physiques avec leur ordination linéaire de l’infra-rouge à l’ultra violet, aux « couleurs sensibles » à l’ordination circulaire qui permet le mélange qu’opère le peintre et le teinturier. Le paradoxe de ces « couleurs intelligibles » comme l’avait déjà vu Malebranche est qu’elles sont toutes invisibles, « en blanc » donc, tout comme l’espace des sciences physiques qui n’est en aucun lieu puisqu’il est un espace pensé (Entretiens sur la métaphysique). L’idée de la couleur bleue n’est pas bleue, pas plus que l’idée d’un triangle n’est triangulaire. C’est pourquoi un aveugle peut devenir géomètre, mais s’il n’a jamais eu l’expérience du bleu, il ne peut le ressentir. La couleur sensible relève donc d’une expérience subjective du monde intérieur, de notre « âme »; mais nous connaissons-nous, tel est le problème ( De la recherche de la vérité XIème éclaircissement).

Schopenhauer dans son texte Sur la vue et les couleurs reprendra cette argumentation. La lumière solaire n’est pas blanche en elle-même, elle est « a-colore »; tout vient de notre « oeil »; l’excitant externe n’est que la « cause occasionnelle »( pour reprendre le vocabulaire de Malebranche); les anomalies de la vision le prouvent et démontrent le caractère strictement subjectif de la couleur que nous n’attribuons que par une projection spatiale de nos sensations, médiatement, aux objets, qui n’ont rien de « colorés » en eux-mêmes. L’invention du daguerrotype appuie ce caractère inessentiel et secondaire de la couleur pour le monde objectif.

En ce point de notre réflexion, l’univers tout entier semble donc « en blanc », au sens où l’on parle d’un chèque « en blanc ».

 

Cependant le blanc n’est pas l’absence de toutes couleurs, il en est plutôt la totalité. Comment le définir sinon comme ce qui diffuse sans absorption toutes les radiations dans toutes les directions, ce qui s’oppose par là au noir qui absorbe toutes les ondes? Le blanc est donc l’unité de toutes les couleurs visibles. Le philosophe retrouve les couleurs. Heidegger ne dit-il pas : « voir dévoile toujours des couleurs [...]. Au sens le plus pur et le plus original de ce « vrai », c’est-à-dire dévoilant seulement sans jamais pouvoir voiler » (Etre et Temps ? 7 B le concept de logos)? Il retrouve la réflexion d’Aristote « le visible est couleur » (De Anima II, 7, 418 a 26), qui pose également le problème suivant : « le blanc est surface, et pourtant ce sont là deux choses formellement différentes, la surface et le blanc »(Physique IV, 3, 210 b 4-8). La question agitait déjà les deux protagonistes d’un dialogue de Platon :

- Socrate : Appelons figure cette chose qui, seule entre toutes, s’accompagne toujours de la couleur (« khrôma »). [...]

- Ménon : Mais si on ignore justement la figure colorée (« khroa »), que vaut ta réponse? [...] comment la définis-tu, Socrate?

- Socrate : Que tu es excessif, Ménon! Tu ne cesses de proposer des difficultés à un vieillard pour le forcer à répondre, mais toi-même, tu ne veux pas faire le moindre effort [...]. Même les yeux bandés, on saurait, Ménon, à la façon dont tu parles que tu es beau et que de nombreuses personnes te poursuivent. [...] Sache qu’une couleur est un effluve de figures, proportionné à l’organe de la vue. (Ménon 75b-76d).

Le blanc est proprement ce qui déchire (« tékousan ») les yeux, et Platon expliquera dans le Timée 67d-e comment à partir de trois teintes (blanc, noir, rouge) et d’un ton (brillant ou non) surgissent les couleurs suivantes : gris, pourpre, bistre, roux, vert, doré, ocre, bleu lapis, glauque, qui seront mis en parallèle avec le chaud et le froid, l’âpre et l’âcre.
Même Descartes, doutant de l’existence du monde extérieur dans la première
Méditation, et se référant aux couleurs composées par le peintre, se demande s’il n’y a pas « quelques véritables couleurs ». On sait l’acharnement des photographes pour redonner vie, c’est-à-dire du rouge par opposition au blanc, aux visages blafards, livides, de leurs portraits qui semblaient prémonitoires. Matisse renversa de même la primauté du dessin considéré comme noble et artistique par Poussin et son école, sur la couleur artisanale et « féminine ». Les « blancs » dans les tableaux de Cézanne, fait remarquer Merleau-Ponty, dans L’oeil et l’esprit IV, ne se situe en aucun lieu; les couleurs ne sont plus un simple simulacre de celles de la nature, elles permettent de s’approcher du coeur même des choses.

Le blanc, c’est l’Un-Tout d’Héraclite l’obscur (« o skoteinos ») qui questionne vers la clarté. Le blanc englobe le visible et l’invisible, le jour et la nuit, le bien et le mal, le pur et l’impur, la paix et la guerre, la justice et l’injustice, la santé et la maladie, le besoin et le plaisir, la vie et la mort. Les contraires ne contredisent pas la nature, ils sont la nature. Rien n’est caché, tout est là; il suffit de le penser par le « logos » (la raison, la parole-parabole) qui, lui, ne fait pas partie du tout pour pouvoir dire le tout. Les bacchants masculins et féminins errent dans la nuit parce qu’en ne célébrant que Bacchus, c’est-à-dire la vie, ils oublient dans leur course effrénée nocturne et sauvage que la mort fait partie de la vie.

« Embrassements

Touts et non-touts

Accordé et désaccordé

Consonant et dissonant

Et de toutes choses l’Un

Et de l’Un toutes choses »

tel est ce fragment parvenu jusqu’à nous, d’Héraclite.

Tentons d’expliquer le culte immémorial du taureau blanc associé à la Déesse-Mère de manière étonnante puisqu’on le prendrait volontiers pour l’emblême de l’agressivité virile avec ses cornes phalliques qui peuvent pénétrer la chair. Mais justement chacune se plie vers l’autre et forme comme une lyre (produisant la plus belle harmonie contre-tendue si l’on en croit Héraclite) et laissant à l’intérieur un vide qui n’est pas sans évoquer la matrice féminine. Ce culte qui apparaît sur les parois rocheuses des grottes néolitiques se trouve aussi représenté par la célèbre statue d’Artémis polymastos (aux multiples mamelles) d’Ephèse, source nourrissante de toutes choses, utérus symbolique de l’univers. En effet, ces grappes de seins sur sa poitrine ne seraient, semble-t-il, rien d’autres que des testicules de taureaux sacrifiés, castrés! C’est métamorphosé en taureau d’une blancheur éblouissante que Zeus séduit Europe. Minos, roi de Crète en est le fruit. Pasiphaé, la reine, s’éprend du taureau blanc couvert d’écume envoyé par Poséidon et donnera naissance au Minotaure. Ariane, la demi-soeur de ce dernier permettra à Thésée de le tuer, avant d’être abandonnée sur l’île de Naxos. C’est là que Dionysos-Bacchus, qui apparaît souvent sous l’image d’un dieu-taureau, l’épousera! Le taureau blanc est donc à la fois solaire et lunaire, masculin et féminin; il est, lui aussi, le symbole de l’unité des contraires héraclitéen.

Toutefois il reste une difficulté à résoudre : c’est l’union du sensible et de l’intelligible. N’y a-t-il pas une coupure totale entre le visible et l’invisible? Comment les relier dans le « Blanc »de l’Un-Tout? Plotin, dans ses Ennéades V, 8, nous fournira une clef : le monde sensible est une émanation du monde intelligible (qui provient lui-même de l’Un, néant absolu puisqu’il doit être posé avant tout être), il est donc de manière fulgurante à la fois le « même » que ce monde intelligible, en étant tout « autre » dans sa diversité de couleurs. La beauté sensible « rejoint » l’Idée du Beau hors du temps, hors de tout lieu, dans la blancheur absolue.

 

A l’intérieur d’une cible, il y a parfois un rond blanc comme dans l’expression française « de but en blanc » ou cette affirmation de Montaigne : « mille routes desvoient [dévient] du blanc, une y va » (Essais I, 9), c’est le noyau, le centre. Mais à l’extérieur aussi est un anneau blanc, comme la première muraille d’Ecbatane, la citadelle de Déiocès.

 

Patrice Tardieu

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4 avril 2008 5 04 /04 /avril /2008 23:37
Mots clefs:  obscénité, violence, histoire, chaos, terre, érotique, théogonie, dieux, reconnaissance, justice, démesure, cité, hésiodique, exégèse, interprétation, traduction, heureux, mourir, au-delà, sophiste, poésie, art, sage, honnête, histoires, mythologie, contes, fables, aède, humanité, vérité, intellect, connaissance historique, enquêtes, temps, travaux, exploits, grec, barbare, oubli, raison, conflit, savant, témoin, savoir, voir,récit fabuleux, souche, muses,mensonges, réalités, en vérité, recherche, information, exploration, naissance des dieux, origine des dieux, développement divin, création des dieux, procréation, divine, semence divine, engendrement des dieux, divinité, naître, mort, monde sensible, illusion, tromperie, apparences, réel, Autre, destin, invisible, généalogie des dieux, appellation, dessein, ce qui est, les étants qui sont, ce qui sera, les étants qui seront, ce qui était, les étants devant nous, panthéon homérique, mouvement régressif, généalogie hésiodique, premiers temps,commencement, début, origine, point de départ, tête, commandement, monarchie, oligarchie, extrémité, terme, totalité, principe, fondement, Souche de l’Être, premier, premiers, ciel et terre, priorité principielle, premier rang, avant tout, Souche de tous les étants, religion comparée, Chaos, Souche primordiale, désordre, genèse du monde, Dieu absent, ordre, réquisits, monde intelligible, modèle, monde visible, copie, réceptacle, démiurge, anarchie, absence de chef, absence d’autorité, archontes, an-archie, archie, Archie, fondement de tout, principe de toutes choses, abysse, origine des dieux, croyance orphique, commencement et fin, enfer, monde souterrain, crainte, abîme, profondeurs,gouffre, confusion, apparence,masse informe,masse inerte, amas, éléments, stoïcien, vide primordial, création, atomes, Néant, Être, non-être, néantir, le jour un, chaos biblique, colère de Dieu, création du monde, anéantissement, chaos hésiodique, lumière, jour, nuit, espace, béance, cri, ténèbres, dieux de la nuit, trou, creux, cavité, fente, bouche, anus, matières fécales, excrément, scybale, obscurité, chaleur, humidité, la terre aux larges flancs, poitrine abondante, poitrine généreuse, fertilité, mère de tous les êtres, ciel, flot marin, abondance de formes, mamelon, socle, assise, corps, ouvertures, sexualité humaine, parthénogenèse, obscurité la plus ténébreuse, l’érèbe, supplice du destin odieux, mort noire, trépas, sommeil, cauchemar, sarcasme, lamentation, vengeance, lutte, tromperie, duperie, tendre son buste, multitude de seins, inceste, vache d’abondance, désir, poussée érotique, consentement amoureux,absence de désir, étreinte amoureuse, soumettre, amour-combat, amour-fusion, force génésique, plaisirs érotiques, panique, effroi, dieux terribles, combats, saccageur de cités, amour, regards, voix, chants, danses, vulve, ruse, rapt, enlèvement des femmes, éros qui brise le corps de tous les dieux, éros qui brise le corps de tous les hommes ,sommeil, amour, mort, névrosé, obsession, castration, Autre, A, signification, sujet, jouissance, émasculation ouranienne, naissance d’Aphrodite, étreinte fusionnelle totale, coït, saillir, abouché, rosée féconde, amour étouffant,activité sexuelle permanente, fils, père, pénis,vengeance,dette, culpabilité, châtiment, engrenage, transgression de la loi, phallus, éjaculer, blanche écume, sperme, philommédée, le doux rire du phallus, écume spermatique, taureau, les femmes, sacrifice, mortels, immortels, feu, sang, la femme, mots caressants, croupe aguicheuse, misogynie, beauté, richesse, pauvreté, abondance, tromperies,paroles mensongères, violence,cruauté, méfiance, boîte de Pandore, ruse,honte, pudeur, parties sexuelles, attirance,don, piège, boîte, jarre, col étroit,lèvres,univers, Archies, Genèse, tous les étants, philosophie, origine radicale de toutes choses, théogonie, histoire,fable,pouvoir et violence, titanomachie, violence et sexualité, mêler les corps, combat guerrier, combat amoureux, mêlée amoureuse, mêlée guerrière, souveraineté, panérotisme, dieux violents et libidineux.
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4 avril 2008 5 04 /04 /avril /2008 21:35

Mots clefs

Noms clefs

: Hésiode, Molière, Socrate, Mélétos, Adimante, Platon, Parménide, Pandore, Hérodote, Muses, Homère, Dioné, Océan, Aphrodite, Georges Dumézil, Mallarmé, Marie-Christine Leclerc, Thétys, Orphée, Eurydice, Perséphone, Hadès, Ovide, Erinnyes, Tartare, Cicéron, Posidonius, Pierre Grimal, Michée, Zacharie, Jean-pierre Vernant, Circé, Ulysse, Baudelaire, Paul Mazon, Niki de Saint Phalle, Héphaïstos, Zeus, Héra, Hécube, Hector, Achille, Artémis d’Ephèse, Déméter, Saint-John Perse, Phèdre, Aphrodite ouranienne, Pausanias, Eros, Poros, Pénia, Alcmène, Zeus, Héraclès, Iphiclès, Amphitryon, Thespios, Aphrodite, Héphaïstos, Arès, Olympe, Phobos, Déïmos, Harmonie, Arès, les trois Grâces,Érato, Dionè, Cercéis,Océan,Hypérion,Théia, Rhéa, Kronos, Baubô,Héra, Mnémosyne, Thémis, Eurynomé, Métis, Léto, les Perses, les Grecs, Gorgias, Jacques Lacan, Ouranos, Théognis, Erinnyes, Prométhée, Épiméthée, Khaos, Gaia, Eros, antésocratiques, Aristote, présocratiques.

Textes clefs

: la Théogonie, Les travaux et les jours, Tartuffe, la République, Politique, Ion, Cratyle, Théétète, Timée, Apologie de Socrate, Protagoras, Histoires, Enquêtes, Odyssée, Iliade, Genèse, Bible, la Vulgate, Mythe et Épopée, De la nature des dieux, Vers et prose, M’introduire dans ton histoire, Mallarmé, Cratyle, les Métamorphoses, Axiochos, Mythe et pensées chez les Grecs, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Michée, Zacharie, le Bouclier, Coran, Banquet, Amers,Éloge d’Hélène, l’Angoisse, Séminaire X, Gages et gageure de l’engagement religieux, les paraboles de Picasso, Métaphysique A, le catalogue des femmes, Epinomis.

Mots grecs clefs

: dikè, hubris, exègèsis, muthologô, historia, historiai, histôr, pseudéa, ètos, gonos, gonè, ta t’éonta, heidon, ta t’éssoména, pro t’éonta, ex archès, archè, prôton, en archè, khaos, khora, anarchia, chasma, kha, khainô, khaskô, khalaô, khézô, khèramos, ikélon, ikélè, prôtista, autar épeita, Gaia eurusternos, ga, eugeôs, Ouranos, Pontos, Moros, Kère, Thanatos, daimon, philotès, damazô, hypodamazô, lusimélès, lusimélès pantôn té téon pantôn t’anthrôpôn, kaluptô, hina min peri panta kaluptoi, pélôré, thaléros, téthaluia éérsè, agkulomètès, philos, philou d’apo mèdea patros essumenôs èmésé, tisis, amphi dé leukos aphros ap’athanatou khroos, ôrnuto, aphros, philommédé, meidiaô, mèdéos, ploutos, eidos, parthèno aidoiè ikelon, aidôs, aidoia, kheilos, deirè, archè, muthos, logos, kratos èdé biè, mignumi.

Mots latins clefs

: in principio, hiatus, de natura deorum, terrarum hiatus repentini.

Mots allemands clefs

:Fräunlein, Mädchen.

Mot hébreu clef

:beréshit.

 

 

 

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18 mars 2008 2 18 /03 /mars /2008 14:10

Nous avons essayé de traduire deux ou trois mots grecs, notamment les trois Archies qui ouvrent le spectacle grandiose de la Genèse : Khaos, Gaia et Eros. Le projet d'Hésiode n'est pas mince : rendre compte de tous les étants. On dirait le début de la philosophie. Les antésocratiques n'ont-ils pas tous été à la recherche de l'archè ? Pour Aristote il n'y a pas de coupure entre ceux "qui furent les premiers à traiter des dieux" (Homère et Hésiode) et les anciens philosophes présocratiques1. Cependant le penseur actuel est un peu étonné par le style et les associations parfois purement poétiques d'Hésiode, par exemple la succession des noms de fleuves (que l'on trouve déjà chez Homère, dans celle des vaisseaux grecs). La recherche sur l'origine radicale de toutes choses semble laisser place à un catalogue de noms grecs, les concepts se muer en "histoires". Chez Hésiode il y a une sorte de conceptualisation philosophico-poétique en gestation. Certains ont soutenu que la Théogonie était une histoire (muthos), un mythe patriarcal. Rappelons que les trois genres (neutre, féminin, masculin) sont précisément ceux des trois archai (Khaos, Gaia, Eros) et que les deux premières, d'après nous, sont foncièrement féminines. S'il s'agit d'une histoire, d'un "logos" selon Hésiode, d'une "fable", quelle en est "la morale" ? D'un côté la Théogonie résonne du fracas de la titanomachie et comme le dit Hésiode, "Pouvoir et Violence (Kratos èdé Biè) sont toujours aux côtés de Zeus", "ils n'ont pas de demeure, ni de séjour ; pas de chemin, non plus" en dehors de lui. De l'autre côté, ce sont tous les rapports sexuels avec ou sans consentement (philotès) et les naissances qui en résultent. En quelques mots : violence ou sexualité et parfois les deux à la fois comme la castration d'Ouranos. Allons plus loin : les deux sont intimement liés dans la pensée d'Hésiode (comme dans celle d'Homère), le verbe mignumi va nous le faire comprendre ; il s'agit de mélanger, de mêler particulièrement les corps dans le combat comme dans la relation intime2. C'est le même verbe qui exprime la mêlée guerrière et la mêlée amoureuse. Les deux grands Thèmes de la Théogonie sont la mêlée amoureuse cosmogonique et la mêlée guerrière pour la souveraineté qui s'entrelace à la première. Je propose d'ailleurs de prendre du recul et de voir la profonde unité de l'oeuvre hésiodique en évitant l'équarrissage dont il a été victime : du début au vers 964 il s'agit des accouplements entre dieux et déesses, de 965 à 1020 des accouplements entre déesses et hommes, et les vers 1021-22 débutent ce que l'on appelle le Catalogue des femmes, c'est-à-dire les accouplements entre dieux et femmes3. Ainsi la théo-gonie est complète. On comprend que ce panérotisme ait irrité Platon : "puisque nos devanciers ont, de l'origine des dieux et de celle des êtres vivants, donné une fausse image..."4. Ce qui expliquerait l'écriture du Banquet, pour corriger Hésiode et ses dieux violents et libidineux. Déjà l'accusation lancée contre Socrate de vouloir introduire de nouveaux dieux n'était peut-être pas entièrement infondée...

 

 

Patrice Tardieu

1 Aristote, Métaphysique, A, 3, 983 b.

2 Thg, 336-345. Homère, Iliade, II, 485-785. Thg, 385-89, 306.Le mot "logos" chez Hésiode (T&J 106) signifie nullement "raison" mais fable. Là encore on comprend la fureur de Platon contre ces "faux logoi" qui ne sont que des "histoires"...

3 Malheureusement nous ne connaissons cette troisième partie qu'à partir de fragments. Les 56 premiers vers du Bouclier faisaient partie du quatrième livre du Catalogue.

4 Platon, Epinomis, 980 c.

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18 mars 2008 2 18 /03 /mars /2008 14:00

Les lèvres et la jarre

 

"D'autre part par conséquent à la place d'un bien,

il créa un magnifique mal : les femmes."

Hésiode, La Théogonie,

(je traduis ainsi les vers 585 et 590).

 

Prométhée (littéralement "celui qui pense en avance") a deux fois trompé Zeus, il sera puni. C'est une nouvelle fois le schème "interdiction-faute-punition" qui va s'enclencher. La première fois autour de l'histoire d'un sacrifice (concept religieux par excellence), la deuxième fois pour le vol d'une flamme. Le feu peut être interprété de deux manières : il permet aux hommes de cuire leurs aliments, ce qui fait d'eux des mangeurs et des mortels. C'est ce que soutient Homère : les dieux "ne mangent pas de pain, ne boivent pas de vin flamboyant : c'est pourquoi ils n'ont pas de sang et sont appelés immortels". Ce n'est pas le cas pour Hésiode, car nous avons vu les gouttes de sang d'Ouranos. D'où une deuxième hypothèse que je soutiendrais : le feu est le symbole de la puissance (ici de Zeus avec son foudre) ; les humains pourraient reprendre le pouvoir de Dieu ou comme le serpent dit à Eve dans La Bible : "vous serez comme des dieux"1. Précisément, la punition infligée à l'homme pour le vol du feu par Prométhée selon Hésiode est la femme elle-même ! La misogynie d'Hésiode semble sans limite : "Avant tout, acquiers une maison, un boeuf et une femme - une femme achetée, pas une épouse - capable, s'il le faut de suivre les boeufs", "cherche une servante sans enfant : une servante qui allaite est embarrassante", "un homme ne doit pas non plus se laver dans l'eau où s'est baignée une femme", "que la femme à la croupe aguicheuse ne piège pas ton âme par des mots caressants, elle qui n'en veut qu'à ton bien". En effet, pour Hésiode, les femmes sont vénales, elles échangent beauté féminine contre richesse (ploutos) : "elles ne s'accommodent pas de la pauvreté, mais de la seule abondance". Elles sont d'ailleurs, d'une certaine manière, filles de Nuit puisque leurs armes sont "Tromperies, Paroles mensongères" et même "Philotès" (bonne entente, comme nous l'avons vu) qui ne serait donc que jouée ! Telle est "l'engeance maudite des femmes" ! Disons tout de suite que le portrait des hommes n'est pas non plus très flatteur : ils sont violents, cruels et on ne peut nullement leur faire confiance (méfie-toi même de ton propre frère, recommande-t-il) ; si bien qu'il préférerait vivre dans un autre temps2 ! Venons en donc à l'histoire de la boîte de Pandore. Zeus a une idée ("eidos", habituellement traduit par "ruse") pour contrebalancer ce détournement du feu au profit des humains : il fait fabriquer avec de la terre (gaia) une créature, "parthénô aidoiè ikelon", semblable (au neutre) à une jeune fille (ou une jeune vierge) pudique, timide, chaste. Mais ici aussi il pourrait y avoir un jeu de mots car "aidôs" fait entendre en grec la honte, la pudeur mais aussi les parties sexuelles. Traduisons un autre passage d'Hésiode : "Ne te promène pas paradant éclaboussé de sperme dans ta maison les parties honteuses (aidoia) en pleine lumière auprès du foyer". L'attirance exercée par cette créature est impossible à combattre : C'est un don de Dieu. Mais ce don est un piège ; tout don est un piège ! Zeus-Dios l'envoie à Epiméthée ("celui qui pense en retard") qui oublie l'interdiction de son frère Prométhée d'accepter tout cadeau venant de Zeus. La créature ouvre la boîte, tous les maux s'en échappent, sauf l'espérance qui reste au fond. Mais rectifions la fin de cette histoire : la boîte de Pandore n'est pas un boîte, mais une jarre et, en grec, une jarre possède des lèvres (kheilos). Kheilos désigne toutes sortes de bords, y compris ceux du corps, les lèvres de la matrice en particulier. Kheilos a pour racine "kha" (s'entrouvrir) comme le mot khaos, la Fente...Interprétons donc tout ceci : la femme porte dans "la jarre" de son ventre les êtres qu'elle va mettre au monde ; elle accouche donc de tous les maux. Elle n'est pas responsable de tous ceux-ci, mais c'est son destin de les mettre au monde. Telle est l'exégèse que je donnerais de la "jarre de Pandore". Le monde lui-même pour Hésiode est une immense jarre qui possède un col étroit (deirè) d'où sort tout l'univers3.

 

 

1 Homère, Iliade, V, 341-342. Genèse, III, 5. Chez Hésiode on trouve la formule : "ils vivaient comme des dieux" T&J, 112.

2 T&J, 405-6, 603-4, 753-4, 373-4. Thg, 593, 591. T&J, 174-201.

3 Thg, 589, 572. T&J, 734, 97. Thg, 727.

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18 mars 2008 2 18 /03 /mars /2008 13:50

 

Obsession et castration

 

"Ce devant quoi le névrosé recule, ce n'est pas devant la castration, c'est de faire de sa castration, la sienne, ce qui manque à l'Autre, A, c'est de faire de sa castration quelque chose de positif qui est la garantie de cette fonction de l' Autre. Cet Autre qui se dérobe dans le renvoi indéfini des significations, cet Autre où le sujet ne se voit plus que destin, mais destin qui n'a pas de terme, destin qui se perd dans l'océan des histoires, - et qu'est-ce que les histoires, sinon une immense fiction? - qu'est-ce qui peut assurer un rapport du sujet à cet univers des significations sinon que quelque part il y ait jouissance ?"

Jacques Lacan1


Nous en venons au passage que dénonce Platon outré : "Le plus grand mensonge est venu du menteur qui vilainement a attribué à Ouranos les actions qu'Hésiode raconte qu'il a commises et la vengeance qu'à son tour en tira Kronos". Nous scanderons cette histoire en trois moments : D'abord la relation incestueuse entre Gaia et Ouranos, ensuite l'émasculation ouranienne, enfin la naissance d'Aphrodite. Il y a une véritable obsession répétitive comme nous l'explique Hésiode, une hypersexualité d'Ouranos qui "couvre" littéralement Gaia tout le temps au point que les enfants qu' il lui fait en continu ne peuvent pas sortir de son ventre parce qu'il est obstrué par son sexe ! Le verbe est "Kaluptô", couvrir, cacher, s'accoupler ici. Je vais essayer de rendre la phrase grecque "hina min peri panta kaluptoi" : "il pouvait l'envelopper totalement en la saillissant". J'interprète donc qu'il reste abouché à elle, ce qui explique que Gaia devient énorme, monstrueuse (pélôré), qualificatif que seul Hésiode utilise (et plus tard seulement Théognis). Il est totalement étendu sur elle et son ventre grossit ! C'est une étreinte fusionnelle totale, insupportable, un amour étoufffant et plein dans un coït qui est (Ouranos est qualifié par Hésiode de "thaléros") jeune, fort, vigoureux, robuste, soutenu, profond, abondant (c'est tout cela que "thaléros" désigne). On trouve chez Homère l'expression " la rosée abondante" (téthaluia éérsè) en sachant que la rosée est "masculine" parce qu'elle féconde. Ouranos est un amant éperdu pour sa mère sur laquelle il est vautré en permanence empêchant toute naissance, toute nouvelle journée, prenant en haine sa propre progéniture qui pourrait le "détrôner" de son activité sexuelle permanente. Une seule solution : couper ce qui relie Ouranos à Gaia qui ourdit un complot avec un de ses fils, Kronos "à l'esprit retors" (agkulomètès : fourbe, rusé, courbe). D'après moi, il doit agir de l'intérieur du ventre ! Alors, "philou d'apo mèdea patros essumenôs èmèsé ", " le pénis de son père chéri, il coupa avec impétuosité" (je garde la nuance "aimé" à "philos", sans le traiter comme un simple possessif, pour montrer son esprit retors)2. C'est la révolte du fils contre le Père basée sur une mutilation atroce et qu'il faudra bientôt payer. En effet les gouttes de sang de la castration d'Ouranos vont tomber sur le corps de la terre et faire naître, entre autres, les Erinnyes qui se chargeront de la vengeance, de la dette (tisis). On reconnaît ici un schème religieux que j'ai essayé d'expliquer ailleurs, lié à la culpabilité et au châtiment3. "Ils trouveraient derrière eux la dette à payer" écrit Hésiode. L'engrenage est enclenché pour l'avenir ("derrière eux"). Tout comme Kronos s'est débarrassé du pénis tranché de son père "derrière lui" : son futur est hypothéqué par le geste de la transgression de la loi de l'amour filial, il devra acquitter sa dette par la punition qui va le frapper (il sera lui-même renversé par Zeus-Dios-Dieu). Autre conséquence, la naissance d'Aphrodite, car le phallus coupé d'Ouranos continue à émettre lancé dans le flot marin : "amphi dé leukos aphros ap'athanatou khroos ôrnuto", que je traduirais par "le membre immortel éjaculait d'une blanche écume", Hésiode joue sur le mot écume (aphros) qui désigne ici le sperme et qui explique selon lui le nom de la déesse : Aphro-dite. De même en ce qui concerne son épithète : philommèdée, qui signifie chez Homère "à l'aimable sourire", basé sur le verbe "meidiaô", rire doucement, mais que Hésiode rattache à "mèdéos", le sexe masculin, si bien que si l'on veut maintenir la plaisanterie hésiodique, il faudrait traduire : Aphrodite, "qui aime le doux rire du phallus" c'est-à-dire le sperme (d'où son nom)4 ! On comprend mieux pourquoi cet épisode est si inconvenant pour Platon.

 

1 Lacan, l'Angoisse, Séminaire X, 1962-1963, éd. Association freudienne internationale, p.56.

2 Thg, 127, 159, 138. Homère, Odyssée, XIII, 245. Thg, 168, 180-181.

3 Patrice Tardieu, Gages et gageure de l'engagement religieux, revue Idées, oct. 2002.

4 Thg, 210, 190-191. Homère, Odyssée, VIII, 362. J'émettrais aussi l'hypothèse suivante : pourquoi le taureau est-il la victime qu'on sacrifie de préférence à Poséidon, dieu de la mer ? Il me semble que c'est parce que cette bête puissante représente la force génésique (ceci est vérifiable jusqu'à Picasso, cf. Patrice Tardieu, les paraboles de Picasso, revue la Rencontre, 3ème tr. 2002) et que l'écume marine évoque pour un Grec "l'écume spermatique"...

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