« Et la Crète fumant du sang du Minotaure... »
Racine Phèdre
Le grand marchand d’art Kahnweiler a écrit de l’oeuvre entier de Picasso qu’il était « fanatiquement autobiographique », et il ajoutait « le Minotaure de Picasso qui festoie, aime et se bat, c’est Picasso lui-même. C’est lui-même qu’il veut donner tout nu, dans une communion qu’il entend complète ». On peut remarquer, d’autre part, que le célèbre portrait de Gertrude Stein, si on le regarde dans un miroir ( !) a le même aspect, les mêmes lignes, les mêmes traits que l’autoportrait à la palette de Picasso qui ne cesse de parler de lui-même à travers tous ses tableaux, y compris de sa vie intime. Notre peintre était marié à Olga Khokhlova, mais il avait abordé dans la rue Marie-Thérèse Walter, encore mineure, qui était devenue sa maîtresse. Le 11 mars 1931 il peint une Grande nature morte. Que voyons-nous ? un carrelage sur lequel il y a un guéridon avec aiguière, compotier et divers fruits ; derrière, un coin de mur protégé par un lambris courbé comme une douve. Un lecteur « positiviste » nous dirait : « Pourquoi aller chercher plus loin ? Pourquoi interpréter » ? Certes, mais c’est se priver de quelque chose qui « crève les yeux » (souvenons-nous des chardonnerets). D’abord l’aspect sinueux, curviligne de toutes choses avec insistance sur les rondeurs ; ensuite le soulignement de ces mêmes formes par un trait noir comme pour les personnages dans les vitraux ; enfin l’intrication étroite de tous ces éléments. Cette « nature morte » est extrêmement « vivante » et « en mouvement », déployant une énergie considérable. C’est un double portrait doublement déguisé des étreintes qui figurent dans la Suite Vollard ! C’est Picasso et Marie-Thérèse dans leurs ébats cachés d’Olga (il installa sa maîtresse en face de chez lui et fit en sorte qu’elle le suivit secrètement dans ses déplacements à l’insu de tous depuis le début) ! La couleur or de l’aiguière et de son anse trahit la blondeur des cheveux et des mèches (Olga était brune). Les pommes vertes et circulaires sont évocatrices de la jeune poitrine « en pomme » (dont nous avions parlé à propos de la deuxième estampe où Marie-Thérèse est donc représentée). Les prunes bleu mauve dans le compotier indiquent la partie postérieure de l’anatomie de la jeune femme ; le pied central et sa hampe, l’emblème triphallique (comme celui de l’île de Man). La nappe rouge, par sa violence, semble exprimer l’intensité du choc sexuel des éléments mâles et femelles qui se combattent et s’unissent.
Ceci est encore plus explicite dans l’huile et crayon sur bois du 6 septembre 1933 La mort de la femme torero avec le profil stylisé de Marie-Thérèse. « la femme matador nue, renversée par le taureau qui porte sur son dos le cheval blessé, anime et nomme les cicatrices muettes qui labourent le visage énigmatique des femmes pleurant » écrit Gaétan Picon, et encore : « l’érotisme de Picasso, nous le savions, [...] est un érotisme de domination, non de jouissance ». En effet, l’habit de lumière fendu de haut en bas, la « rejoneadora », femme toréador à cheval, est cambrée, les yeux fermés, se retenant à l’encolure du taureau blessé qui a déjà subi le « tercio » des piques, celui des banderilles (on en voit deux plantées sur le garrot), et le « tercio de muerte » (de la mort) puisque l’épée est profondément enfoncée. Le cheval saigne de la gorge. Dans un dessin du 25 mars 1921 la « blessure » est beaucoup plus ambiguë ; c’est une sorte d’ouverture vaginale dans le ventre du cheval regardé amoureusement par le taureau. Nous aimerions expliquer ici ce goût pour la corrida qui demande, selon nous, une élucidation à trois niveaux. Il y a d’abord le « ballet » que nous voyons parfaitement sur notre tableau et qui est recherché par les « aficionados » avec le jeu de la lumière et de l’ombre dans l’arène, de la « muleta » et des vêtements moulants, de la danse de ceux qui accompagnent le matador (quatre agitent ici leur cape de serge rouge pour porter secours). La force de la charge du taureau sorti du toril montre sa « noblesse » et sa « bravoure » ; la musique (représenté par un trompettiste au fond) accompagne les mouvements. Pour celui qui apprécie la corrida à ce niveau, les toréadors sont des artistes qui inventent les différentes figures de la tauromachie : poses audacieuses des banderilles, façons distinguées de manier l’épée, élégance des différentes passes qui portent le nom de celui qui l’a créée. Nous pensons que Picasso ne s’arrête pas à ce niveau où l’on efface la violence du spectacle. Il s’enfonce délibérément dans le deuxième niveau : celui d’une esthétique de la cruauté qui lui est commune avec Dali. L’éventration du cheval qu’il a connue en Espagne dans sa jeunesse (de nos jours l’animal est protégé par une carapace molletonnée) est continuellement présente dans son oeuvre. Ceci explique, nous semble-t-il, qu’Hemingway, selon Picasso, n’étant pas espagnol, n’avait donc rien compris à la corrida. On se rappelle la fameuse affirmation de Salvador Dali : « Picasso est un génie ; moi aussi. Picasso est espagnol ; moi aussi. Picasso est communiste ; moi non plus ». Dali, lui aussi a développé une esthétique de la cruauté, notamment avec son Spectre du sex-appeal où l’on voit un corps de femme éviscéré, soutenu par des étais. Ce qui nous amène au troisième niveau, celui des cultes antiques que nous avons évoqués avec sacrifice de vivants et réjouissance des entrailles fumantes, qui ne nous semblent pas totalement étranger à Picasso. Il interprète d’ailleurs la crucifixion comme une corrida puisque c’est toujours un picador qui transperce le flanc du Christ, aussi bien dans celle de 1930 que dans celle, blasphématoire, orgiaque et scatologique de 1938.
Disons un mot sur la réapparition du Minotaure, le 5 septembre 1936, dans une composition révélée seulement en 1998. La femme n’est plus blonde, mais brune, ses jambes sont serrées dans un mouvement de torsion qui l’éloigne de la bête, son regard est lointain ; cette fois-ci c’est le modèle, non l’artiste qui est comme « absent ». Il s’agit de Dora Maar qui avait fasciné Picasso par une action ludique, étrange et dangereuse qu’il raconte : elle enlevait ses gants, prenait un long couteau pointu qu’elle plantait dans la table entre ses doigts écartés, mais manquait de temps en temps le but et la main se couvrait de sang... C’est elle qui deviendra La femme qui pleure, qui sera internée à Sainte - Anne et confiée aux soins de Jacques Lacan, elle qui a le même prénom que le pseudonyme d’une célèbre patiente traitée par Freud ! Par une bizarrerie surréaliste, c’est elle qui devient la « réjonea-Dora », la « femme torero à cheval » sacrifiée au Minotaure Picasso.
On a beaucoup débattu pour savoir s’il avait aimé les femmes. Le débat est vain car personne ne peut observer directement les sentiments d’autrui. Ce que l’on peut dire c’est qu’il en a connu charnellement beaucoup, depuis la militante communiste (comme Geneviève Laporte par exemple) jusqu’à la bourgeoise éprise d’art et qu’il « dévora » celles avec qui il vécut (Olga et Dora perdirent la raison, Marie-Thérèse et Jacqueline se suicidèrent après sa mort). Il fut « Barbe-Bleue » et Françoise Gilot, la « septième » compagne selon elle-même, celle qui en réchappe de justesse. Nous ne sommes pas loin du Minotaure, mais celui-ci est blessé. De quelle manière ? Souvenons-nous que sa petite soeur, Lola, creva les yeux (déjà !) du picador représenté dans son premier tableau de 1889-1890, que sa première épouse, Olga, refusa le divorce jusqu’à la mort, si bien que ses autres enfants furent déclarés « de père inconnu », son atelier de sculpteur et ses sculptures (que nous voyons dans la Suite Vollard !) cédés à Olga, et son envie de peindre arrêtée pendant quelques mois (il se mit à l’écriture). Venu à Paris en 1900 avec son ami Carles Casagemas, celui-ci se suicida pour une certaine Germaine qui servait de modèle et qui devint la maîtresse de Picasso sans coup férir. A quoi bon se tuer pour une femme ? Ovide, juste avant l’histoire de Pasiphaé, donne le conseil suivant : « Avant tout, que ton esprit soit bien persuadé que toutes les femmes peuvent être prises : tu les prendras ; tends seulement tes filets ». Ceci éclaire peut-être la présence, dans les eaux-fortes, de ces marins et de leurs filets... Disons aussi que l’éducation sexuelle du jeune Picasso se fit à travers les prostituées (les fameuses Demoiselles d’Avignon ne sont rien d’autres que les filles de la rue d’Avignon d’un quartier chaud de Barcelone !). La « mère maquerelle » joue un rôle féminin important ; elle est symbolisée par le personnage inquiétant et truculent de la Célestine tiré d’une tragi-comédie du XVIème siècle (7), continuellement présente depuis la période bleue (« blue movie » signifie en anglais « film pornographique du début du XXème siècle»?) jusqu’aux 66 plaques de cuivre de 1968-1970 racontant son histoire. C’est une entremetteuse prête à faire tomber n’importe quelle femme vertueuse dans une intrigue amoureuse pour de l’argent ou à suggérer à un serviteur, dont elle a besoin, que la mère de celui-ci exerce le même métier qu’elle et que, s’il se tait, il pourra jouir des faveurs d’une fille dans une maison close. La représentation de la vie s’en trouve considérablement changée. D’ailleurs les dernières eaux-fortes de Picasso reprennent les monotypes de Degas d’un lieu de plaisir (8). N’oublions pas que le titre véritable des Demoiselles d’Avignon est le Bordel philosophique, c’est-à-dire le lupanar comme parabole du monde. Ceci nous explique, non l’obsession sexuelle d’un vieillard, mais la continuité dans la pensée profonde de Picasso, de ses premières oeuvres aux dernières.
Pour conclure, disons que, nonobstant l’interdiction du critique cité en introduction, nous avons tenté de faire la « monstration » du monstre qu’est le Minotaure, image même de l’utraquistique, de ce qui est à la fois l’un et l’autre, ceci et cela, sans que, jamais, les contradictions puissent s’effacer, tout en soutenant l’unité latente, secrète si l’on veut, mais qui « crève les yeux », de l’oeuvre, pour celui qui veut bien regarder.
Notes
(1) Ingo F.Walter, Picasso, p.30, ed.Taschen, 2000.
(2) Patrice Tardieu, L’exil, l’inceste et le narcissisme, in Revue la Rencontre n?44, p. 22,23,24,19 ; 2ème trimestre 1998.
(3) Jean-Michel Ribettes, Fétiches et fétichismes, reproduction n°148, ed. Blanche 1999.
(4) Ovide, l’Art d’aimer, livre II.
(5) Patrice Tardieu, Nyssia, la chevelure et la cassolette, in Revue la Rencontre n?48, 2ème trimestre 1999.
(6) Jean-Jacques Lebel, Le regard de Picasso, in Picasso érotique, p.47, ed. de la Réunion des musées nationaux, 2001.
(7) Fernando de Rojas, La tragi-comédie de Calixte et Mélibée, 1499-1514.
(8) Degas, catalogue de l’exposition du Grand Palais à Paris, p.296-303, ed. de la Réunion des musées nationaux, 1988.