Faire l’amour avec ou sans consentement, concupiscence, impulsion, aversion, Descartes.
Puisque j’ai consacré deux articles récents au Discours sur les passions de l’amour attribué à tort ou à raison à Pascal, j’en viens directement à ce qu’en dit Descartes : « L’amour est une émotion de l’âme […] qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables ». Il s’agit de « passions » qui « dépendent du corps » ( article 79 ). Descartes va nous expliquer ce que signifie « se joindre ». Il précise qu’il ne s’agit pas de désir, toujours tourné vers l’avenir, mais « du consentement par lequel on se considère dès à présent comme joint avec ce qu’on aime, en sorte qu’on imagine un tout duquel on pense être seulement une partie, et que la chose aimée en est une autre » ( article 80 ). Remarquons que Descartes reprend la métaphore qui définit l’amitié chez Augustin ( Confessions, livre quatrième, chapitre VI ) à la mort de son ami : « je ne voulais plus vivre, amoindri de la moitié de moi-même », et chez Montaigne parlant d’Etienne de La Boétie ( auteur du Contr’Un ou Discours de la Servitude Volontaire ) : « Nous étions à moitié de tout; il me semble que je lui dérobe sa part […]. J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout qu’il me semble n’être plus qu’à demi » ( Essais, I, XXVIII ). Descartes ajoute ( article 81 ) qu’on ne peut distinguer un amour de concupiscence d’un amour de bienveillance car l’amour cumule, comme effets, ces deux attitudes.
Puis, tout à coup, c’est l’élargissement stupéfiant et choquant du concept ( article 82 ) : « Comment des passions fort différentes conviennent en ce qu’elles participent de l’amour ». En effet, Descartes, qui cherche toujours à distinguer clairement et distinctement les choses, met ici dans le même sac, si je puis dire,
1. « Les passions qu’un ambitieux a pour la gloire ».
2. « Un avaricieux pour l’argent ».
3. « Un ivrogne pour le vin ».
4. « Un brutal pour une femme qu’il veut violer » [ sic ! ].
5a. « Un homme d’honneur pour son ami »,
5b. « ou pour sa maîtresse » [ est-ce la même attitude ? ].
6. « Un bon père pour ses enfants ».
Descartes avoue que ces comportements sont bien différents mais que, participant de « l’amour », on peut, sous cet angle, les considérer comme « semblables » ! Il ajoutera une importante nuance : dans les quatre premiers cas, il s’agit seulement de posséder « l’objet » ( position sociale, richesse, boisson, personne ) que l’on veut obtenir ; dans celui de l’homme d’honneur pour son ami, on retrouve le cas de l’amitié que j’ai décrite mais peut-être avec moins d’intensité que chez Augustin ou Montaigne ; et celui du désir qui y est mêlé, quand cela concerne sa maîtresse. Seul le cas du bon père de famille a toutes les éloges de Descartes , puisqu’il cherche le bien de ses enfants comme le sien propre et même encore plus que le sien, puisqu’il peut se sacrifier pour eux.
Descartes va alors distinguer trois degrés dans les relations ( article 83 ) : la simple affection où le moi du sujet reste prédominant ; l’amitié où se trouve une totale égalité ( Montaigne va plus loin car l’égalité présuppose deux personnes, or dans l’amitié entière il n’y a plus « bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement » qui sont des « mots de division » ) ; la dévotion. Selon Descartes, « on peut avoir de l’affection pour une fleur, pour un oiseau, pour un cheval », mais « on ne peut avoir de l’amitié que pour des hommes ». Que l’être humain soit imparfait ne pose pas vraiment de problème, il suffit d’avoir soi-même l’âme « noble et généreuse », et il nous renvoie à la distinction du philosophe Épictète sur ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Je vais expliciter cette opposition conceptuelle stoïcienne.
Ce qui est à notre portée, c’est en premier notre jugement ( « hypolepsis » ) car ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui nous troublent mais le jugement que nous portons sur elles ; il suffira de changer d’opinion pour ne plus être troublé. En second lieu la maîtrise de notre impulsion ( « hormè » ) car nous pouvons maîtriser, avec un peu d’exercice, nos tendances. En troisième lieu, notre décision volontaire ( « proairesis » ) qui peut dompter notre désir ( « orexis » ) ou notre aversion ( « enklisis » ). Ce qui ne dépend pas de nous, ce sont les accidents qui arrivent à notre corps, les aléas en ce qui concerne ce que nous possédons matériellement, l’opinion des autres sur nous ( la « doxa » ), les pertes inopinées de pouvoirs.
Concentrons-nous donc sur ce qui dépend de nous, sinon nous nous rendons esclaves de la poursuite vaine de la richesse, de la réputation ou du pouvoir ; c’est le prix de la liberté. Telle est la philosophie d’Épictète.
Key Word : amour, amitié, émotion de l’âme, passions, Stoïcisme. Key Names : Descartes, Pascal, Augustin, Montaigne, La Boétie, Épictète. Key Works : Patrice Tardieu, Désirer est-ce aimer ? 87404404.html, Philo blog 28 octobre 2011 ; Amours indivisées, amour indivis, désir d’aimer, Proust, Philo blog 25 janvier 2012 ; Sans amour je suis disloqué, les contradictions sursumées de l’amour, la conscience amoureuse, Hegel contre Proust, Philo blog 24 mars 2012 ; Amitié, Philo blog 8 juin 2011 ; que j’ai traduit en anglais Friendship Philo blog 26 juin 2011 ; L’amour, l’ennui, le cœur et la raison, les passions, Dieu. Pascal, Heidegger, le chevalier de Méré, Philo blog 5 avril 2015 ; Passions, plaisir, anamnèse du désir brûlant et du délire d’amour. Éros et l’enthousiasme hors de soi, 12 avril 2015.
Descartes, Les passions de l’âme. Pascal, Discours sur les passions de l’amour. Augustin, Confessions, livre IV, chapitre VI. Montaigne Essais, I, XXVIII, de l’amitié. La Boétie, Contr’Un ou Discours de la servitude volontaire. Épictète, Manuel, Entretiens. Balzac, Le Père Goriot. [Il se sacrifie pour ses filles qui n’ont pour lui aucune reconnaissance ].
Patrice Tardieu.