Cela engage à rien
"Nous sommes venus d'une autre vie, d'une autre existence."
Cicéron, Tusculanes, V, III, 7.
Nous avions pris comme titre de notre partie précédente : "vous ne savez pas à quoi vous vous engagez" car pour un "goy"[1], c'est une "folie" de se convertir au judaïsme et de se soumettre au six cent treize prescriptions obligatoires, sans compter les optionnelles... Un autre défi attend celui qui est sur le "chemin" du bouddhisme. En effet nous n'avons pas écrit "cela n'engage à rien", mais bien l'engagement vers Rien, le but étant le "nirvana" qui figure, en sanscrit, "l'extinction". Pourquoi rechercher à être "inconditionnellement éteint" ? C'est qu'il y a une dette énorme à "éponger" : notre "karma", tous les actes que nous avons commis dans nos vies antérieures et qu'il va falloir "payer". En effet ceux-ci détermine notre renaissance, notre nouveau "placement", dans les "quatre destinées", infernale, animale, humaine ou céleste[2]. Mieux vaut mourir et échapper définitivement à cette succession de réincarnations sans fin. Mais comment s'évader de ce "samsara", de cette interminable traversée d'existences, d'autant plus que nous renaissons dans une caste, parfois la plus basse, et même hors caste (les intouchables) ? Le bâton du châtiment ("danda" en pâli) nous attend à chaque mort[3]. Cette religion de la non-violence ("ahimsa") n'en a pas moins un enfer et de terribles supplices[4]. Certes il y a "refus" des rites sacrificiels hindous ; ou plutôt, le sacrifice d'animaux et son rituel sanglant mis au centre des préoccupations a mille fois moins de valeur pour un bouddhiste, que le sentier de "l'éveil" [5]. Cependant, que de "sacrifices" ne demande pas cette "voie" ! Voeu de pauvreté, renoncement à la nourriture (un seul bol avant midi), à la sexualité, vie errante, pas de liens, pas d'amis, pas d'amour, contrôle absolu du corps, de la parole et de l'esprit, pas de rire, par d'amusement... Bref il faut dompter son Soi ; l'image est ici celle de la badine et du cheval[6]. Toutefois se pose le problème de l'inexistence du Soi liée à la doctrine de l'impermanence de toutes choses, simple assemblage précaire et douloureux sous la férule du désir, et qui s'oppose à toutes les maximes qui demandent de monter bonne garde autour du Soi[7]. La thèse de l'inexistence a l'avantage de permettre de comprendre "l'extinction totale", le "pari-nirvana" du Bouddha qui ne laisse aucune trace, pas plus que l'oiseau dans le ciel ou le poisson dans l'eau, aucune prise à aucune réincarnation, qui est donc un absolu engagement pour le Néant[8]. Seulement voilà, si tous les "dharma" [choses] sont dépourvus de Soi, c'est-à-dire, dans l'optique de l'Inde où est né le bouddhisme, toutes les "conduites en fonction de sa caste", les devoirs, les statuts et les rôles de chacun, ne sont que des masques derrière lesquels il n'y a rien, la mort ôtant le dernier masque et s'ouvrant sur du "vide", alors il n'y a plus de cycle de nouvelles existences possible, plus de "karma", de "rétribution" dans une vie future et les paroles de l'Eveillé perdent leur sens : "J'ai transmigré par maintes renaissances sans trouver l'expiation [...]. Naître et renaître, voilà le malheur !" (§ 153). A quoi bon s'engager pour améliorer notre "karma" puisque nos actions s'arrêteront avec notre vie et n'auront aucune répercussion ultérieure ? Peut-être faut-il revenir à la comparaison avec le cheval et le fouet. Chaque degré obtenu grâce au dressage d'un coursier royal est appelé un "parinirvana" (un nirvana accompli, achevé)[9]. De même le Soi... Mais comparaison n'est pas raison[10]. Le nirvana, l'extinction, est "anakkhata", "indicible", "ineffable", apophatique du bouddhisme qui pense par métaphores.
Dieu, prêteur sur gages
"Gageons, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point
Sitôt que moi ce but".
Nous avons vu que quelles que soient les langues sacrées des religions, hébreu, grec, araméen, arabe, sanskrit, pâli, toutes exigent la soumission à
Mais précisément pourquoi s'engager alors qu'existe le mal ? Toute l 'argumentation d'Augustin sera de démontrer que celui-ci n'est pas une substance : "Qui m'a fait ? N'est-ce pas mon Dieu, qui n'est pas seulement bon, mais qui est la bonté même ? D'où vient donc que je veux le mal et que je ne veux pas le bien ? Est-ce pour subir de "justes" châtiments ? Qui a mis en moi, qui y a semé ces germes d'amertume, puisque je suis tout entier l'?uvre de mon Dieu très doux ? Si c'est le démon qui m'a créé, d'où vient le démon lui-même ? [...] D'où vient donc le mal, puisque Dieu, qui est bon, a fait bonnes toutes choses ? [...] Tout ce qui est, est bon ; et le mal dont je cherchais l'origine n'est pas une substance, car s'il était une substance, il serait bon. [...] J'ai cherché ce que c'est que le mal et j'ai trouvé que ce n'est pas une substance, mais la perversité d'une volonté qui se détourne de la souveraine substance, de vous, mon Dieu"[16].
La saisie-gagerie de Klossowski
"Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté".
Pascal, Pensées, infini rien.
C'est ce problème de la vocation et de la perversité que l'on rencontre dans l'?uvre de Pierre Klossowski qui était de "formation catholique, assimilant les produits spectaculaires de la folie à la vie religieuse"[17], mais qui ne s'y limita pas car il s'agit de sonder " ce mystère de l'être : la possibilité du mal et du néant". Réfléchissant au système sadien : "Corruption, putréfaction, dissolution, épuisement et anéantissement ; ce sont là les aspects des phénomènes de la vie qui auront pour Sade une signification autant morale que physique. Il n'y a donc que le mouvement qui soit réel : les créatures n'en représentent que les phases changeantes : l'on est tenté de rapprocher, avec beaucoup de réserve sans doute, cette conception du mouvement perpétuel de la doctrine hindoue du samsara. Cette aspiration de
Nous venons de voir que même défroqué, un esprit religieux maintient sa structure; le parcours de Klossowski est paradigmatique: hanté par le problème du mal, il oscille entre la mythique ( les images ) et l'apophatique ( arrêter l'écriture ).Autrement dit il n'a jamais pu se désengager.S'engager dans la religion est donc mettre en danger sa raison ("mon Dieu, si vous existez contre toute évidence..."[23]) et sa volonté (songeons à Saint Siméon Stylite qui aurait vécu quarante ans sur une colonne pour prouver l'authenticité de sa foi). Nous avons vu le terrible enchaînement : engagement, soumission, interdits, péchés, gages, dettes, châtiments, enfer, expiation...Toutefois, à l'inverse, il y a la "perversion" (ce mot, dans son étymologie latine, signifie "renversement") de l'athée qui nie Dieu et l'insulte pour le faire exister (c'est la démarche de Sade). Certes l'être humain a une dette ("Schuld") originelle du fait même d'être jeté dans l'existence, mais le philosophe ne saurait prendre position sur le "péché" ou la "grâce", notions spécifiquement religieuses[24]. Cependant le concept élargi d'engagement nous a permis de relever le défi de notre problématique en montrant que même le positivisme aboutissait à un lien catéchistique et fétichiste, que même Socrate n'était pas relié qu'au "logos". Le personnage de Dom Juan, dans la pièce de Molière, ne croit que "deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit"[25]. Il sera précipité dans l'abîme par l'intervention du surnaturel. Les dernières paroles (et la conclusion) reviennent à Sganarelle : "Ah ! mes gages! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n'y a que moi seul de malheureux. Mes gages, mes gages, mes gages !"[26]. Il y a un "reste" que le philosophe face à la religion a du mal à occulter. Peut-être en lieu et place de l'engagement qui fait courir le risque de la folie et du fanatisme, faudrait-il prôner le détachement [27] ? Patrice Tardieu
[1] "Goy" au départ est équivalent à "nation" (n' importe laquelle), puis à "non-juif" sans nuance péjorative.
[2] La destinée céleste n'est pas la plus enviable : "Eux qui s'adonnent à la méditation, avisés, satisfaits de la tranquillité assurée par le renoncement au monde, eux qui sont totalement éveillés, attentifs, les dieux mêmes les envient". Dhammapada § 181.
[3] "Tu es présentement parvenu au terme de ta vie, tu es en marche vers Yama". Ibid. § 237. Il s'agit du dieu du contrôle de la dette !
[4] Ibid. § 308 : consommer des boules de fer portées à incandescence. Ou être empalé sur des piquets métalliques (Sutta-nipata, 667). Le livre hindou de Manu, VIII-352 prescrit : "le roi doit châtier par des mutilations terrifiantes les adultères puis les bannir". L'adultère est également condamné dans Les stances de
[5] "Chaque mois cent ans durant sacrifier mille victimes et honorer d'une prosternation, ne serait-ce qu'un instant, un seul qui a cultivé son Soi : une telle prosternation vaut plus que cent ans de sacrifices". Id., § 106 ; chap. VIII, les mille.
[6] Ibid. §§ 221, 92, 185, 146, 211, 215, 234 ; 159 et 143a : "En ce monde y a-t-il quelqu'un d'assez retenu par la pudeur, pour ne pas susciter le reproche comme un bon cheval le fouet ?".
[7] "Toutes les choses [dharma] sont dépourvues de Soi. Pénètre-t-on cet énoncé du regard, on éprouve le dégoût pour la douleur : telle est la voie de la purification". Ibid. § 279 et "On ne doit point laisser tomber l'intérêt de son Soi pour celui d'un autre même important. Il faut reconnaître l'intérêt de son Soi et s'y attacher". Ibid. § 166.
[8] C'est la thèse de J.P. Osier dans sa traduction suggestive et argumentée (éd. GF, 1997) d'où proviennent les textes ici cités, mais que je présente dans un tout autre esprit.
[9] A.K.Coomaraswamy, Hindouisme et bouddhisme, Gallimard, 1949, p. 105.
[10] Leçon de Hume (dans un tout autre cadre) qui montre que la pensée religieuse se nourrit d'analogie, cf. ses Dialogues concerning natural religion.
[11] "Le bouddhisme, dans sa pureté primitive, ignorait l'existence de Dieu". Winifred Stephens, Legends of indian buddhism, 1911.
[12] Jacques Lacan a consacré une grande part de son séminaire XVI au pari de Pascal, D'un Autre à l'autre, éd. de l'Association freudienne, 1996, p. 99 à 163 où il insiste sur le "je" du "je gage" et où Dieu, dans le vocabulaire de l'auteur, est désigné comme "le réel absolu" (p.119).
[13] Il s'agit de "la règle des partis" où, par exemple, deux personnes doivent jouer en trois parties une certaine somme cf. Lettre à Fermat du 29 juillet 1654.
[14] D'autant plus que Pascal est janséniste : rien ne sert de parier pour ou contre l'existence de Dieu ; il nous accordera ou non gratuitement sa grâce cf. Les Provinciales,IIèmeProvinciale.
[15] "Infini rien", Pensées, 418 ; "La distance infinie", Pensées, 308.
[16] Augustin, Confessions, livre VII, chap. 3, 5, 12 et 16.
[17] Revue l'Arc, n°43, p. 9.
[18] Pierre Klossowski, Sade mon prochain, Seuil, 1947, p. 139, 124-125.
[19] Ibid., p.188, revue Esprit, décembre 1938, III.
[20] Virgile, Enéide, VI : "Quae lucis miseris tam dira cupido ? ". Cf. Pierre Klossowski, Un si funeste désir, Gallimard, 1963.
[21] Ce thème de
[22] P. Klossowski, La vocation suspendue, Gallimard, 1950, p. 77, 9, 36-37. La citation de Saint Paul trouvera un écho chez Plotin : "le mal, grâce à la puissance et à la nature du bien, n'est pas seulement mal. Car s'il est apparu par nécessité, pris de partout par de beaux liens comme des prisonniers enchaînés d'or, il est caché par ces liens", Traité, 51. On retrouve le "daimonion" des deux "côtés".
[23] P. Klossowski, les lois de l'hospitalité, Gallimard, 1965, p. 65, 302-304, 87.
[24] Heidegger, Etre et temps, p.341-344.
[25] C'est exactement la réponse du prince Maurice d'Orange avant de mourir, cf. Jean-Louis Guez de Balzac, Xème discours du Socrate chrétien, 1652.
[26] Molière, Dom Juan, Acte III, scène I et acte V, scène VI. Rappelons que le surnom donné, par ses camarades de Polytechnique, à Auguste Comte est précisément Sganarelle...
[27] Le détachement n'est pas l'indifférence, il est même compatible, semble-t-il, avec la religion, puisque, selon Eckhart, "Les maîtres louent grandement l'amour à l'instar de Saint Paul quand il dit : Quelque ?uvre que je fasse, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien. Mais moi je loue le détachement plus que tout amour. Et avant tout pour cette raison : ce que l'amour a de meilleur c'est de me contraindre à aimer Dieu, alors que le détachement contraint Dieu à m'aimer. Il est bien plus noble de contraindre Dieu à venir à moi que de me contraindre moi à aller à Dieu car Dieu peut entrer en moi plus intimement et s'unir à moi plus parfaitement que je ne puis m'unir à lui".