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16 mars 2009 1 16 /03 /mars /2009 13:14

Narcisse

 

        Il y a, contre toute attente, des points communs avec le second tableau de Fabre que nous voulons examiner. D’abord les deux tableaux sont de format et de taille assez semblables : 1,29 x 1,94 pour Oedipe; 1,18 x 1,66m. pour Narcisse; leur style est bien celui de la seconde période de Fabre, celui de l’exil à Florence; et il y a une inscription grecque aussi dans le deuxième, mais qui n’est pas très grecque non plus, puisque le peintre s’est trompé et a mis un epsilon, « e » bref, au mot « krènès » (la source), qui comporte deux êtas, « e » longs! Mais surtout le thème létal est déjà présent dans le titre puisqu’il s’agit de la mort de Narcisse.

Ce sont les Métamorphoses d’Ovide qui ont manifestement inspiré  ici. Et c’est encore Tirésias, le devin aveugle qui, le premier, avait révélé à Oedipe son inceste et son parricide, qui est consulté sur le sort de Narcisse par sa mère Liriope qui elle-même avait été fécondée par un fleuve nommé Céphise! Elle lui demande s’il vivra longtemps, « si  se non noverit »     ( « s ’il ne se connaît pas ») répond Tirésias. Expliquons pourquoi ce dernier est devin et aveugle. Tout vient d’une querelle entre Jupiter et Junon. Celui-là prétend que le plaisir de la femme est plus intense que celui que ressent l’homme. Celle-ci le nie. C’est à Tirésias de trancher, lui qui pendant sept ans a été transformé en femme. Il proclame que le plaisir féminin est plus grand. Junon, pour le punir, lui retire la vue; mais Jupiter pour le dédommager lui donne le don de prédiction. Une fois encore Tirésias paraît proférer des paroles dénuées de sens, mais elles se révélèrent vraies étant donnée l’étrange folie de Narcisse et la manière dont il mourut. Explicitons ce point pour bien comprendre le tableau de Fabre sur lequel nous voyons au premier plan trois nymphes.
Narcisse est resté insensible à toutes les propositions que lui ont faites de nombreux jeunes hommes et jeunes filles; et parmi les divinités des montagnes, des sources et des bois, la nymphe Echo est tombée follement amoureuse de lui, ne pouvant que répéter les dernières syllabes qu’il lui adresse : « Moi » après avoir entendu « émoi ». Mais Narcisse la fuit, et de consomption, elle ne sera bientôt plus qu’une voix. Tous et toutes se révoltent contre la froideur de Narcisse, et une de ses victimes s’écrie alors : « Sic amet ipse licet, sic non potiatur amato » ( « puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour! »). Némésis, la Justice, va exaucer ce voeu. Narcisse se retrouve comme sur notre peinture, auprès d’une pièce d’eau limpide et argenté ainsi qu’un miroir, entourée de gazon et protégée par des arbres. Il voit alors pour la première fois une image qui le séduit et il sort de son indifférence. Le fantasme de son propre corps le met en extase; il est tellement absorbé dans le spectacle de lui-même qu’ « il semble une statue faite de marbre de Paros ». On remarquera, en effet, l’aspect sculptural des personnages dans la peinture de Fabre. Mais il chérit une illusion sans corps, sans le savoir il se désire, il est en même temps l’amant et l’aimé, l’objet de sa propre passion: il embrasse l’onde trompeuse. Alors le poète l’avertit : « l’objet de ton désir n’existe pas! Celui de ton amour, détourne-toi, et tu le feras disparaître. Cette ombre que tu vois, c’est le reflet de ton image. Elle n’est rien par elle-même, c’est avec toi qu’elle est apparue, qu’elle persiste, et ton départ la dissiperait, si tu avais le courage de partir! ». Oubliant de manger, son regard scrute longuement ses propres yeux (4), il cherche à se saisir mais ne le peut. Pourtant seule une mince couche d’eau l’empêche de s’unir à l’être aimé. L’obstacle est à la fois infime et infini : lorsqu’il tend les lèvres l’autre fait de même; lorsqu’il sourit, aussi; lorsqu’il lui parle il n’entend pas les paroles en retour.

Il finit par s’apercevoir que l’être aimé n’est autre que lui-même. Alors s’amorce un étrange monologue : « cette ardeur, je la provoque à la fois et la ressens [...]. Ce que je désire, je le porte en moi-même, mon dénuement est venu de ma richesse ». Souvenons-nous que dans Le Banquet de Platon, Eros est fils de Dénuement (Pénia) et de Richesse (Poros). Et Narcisse ajoute : « O que ne puis-je me dissocier de mon corps! Voeu insolite chez un amant, je voudrais l’absence de ce que j’aime ( « vellem quod amamus abesset »). Cette absence, ce « non être-là » ( « abesse ») est particulièrement intéressant pour nous, puisqu’il rejoint le « mè phûnaï », le désir de mort d’Oedipe. D’ailleurs, après avoir versé des larmes qui troublent l’eau calme et le sépare de son image     (« phantasma » en grec), il se laissera mourir. Son corps disparaît alors et à sa place se trouve, nous dit Ovide « une fleur jaune safran dont le coeur est entouré de feuilles blanches », Narcisse s’est métamorphosé en narcisse. On voit que Fabre a suivi à la lettre le texte du poète puisqu’il n’y a ni noyade ni fontaine comme dans la tradition populaire. Mais il a, voici mon hypothèse, comme sur les vitraux du Moyen Age et certaines fresques de Giotto, représenté simultanément ce qui se déroule chronologiquement, puisque le temps est « l’image mobile de l’éternité » (Platon Timée 37d).

Ainsi, on voit à la fois le corps étendu de Narcisse une poignée de myrtes à la main avec ses armes et son chien de chasse à côté de lui qui semble hurler, les narcisses qui poussent en son lieu et place, une nymphe agenouillée qui pleure sa disparition, une autre qui brandit la fleur au coeur jaune safran et aux pétales blanches signifiant la métamorphose et la montrant à une troisième sur la droite derrière un rocher, peut-être Echo, puisqu’Ovide suggère qu’elle a pris finalement l’apparence de la pierre dans laquelle, elle aussi, elle va bientôt être transformée. Comme dans le tableau d’Oedipe un temple et une ville au loin sont présents. De même il y a des personnages au second plan; mais ici c’est une rivière qui l’occupe presque totalement. D’autre part l’échappée sur les lointains se situe au milieu. Et surtout, le narcisse brandi se trouve très exactement sur la verticale centrale, dans le premier tiers horizontal et conduit l’oeil, par une sorte de triangle des corps, à celui de Narcisse.

Tel est ce «territoire narcissique » sur lequel Fabre semble se réfugier pour fuir les horreurs de la Révolution puis la dictature de l’Empire. Cette peinture prend alors une signification nouvelle : c’est une sorte d’éloge de l’exil et de la fuite qui préserve, en éloignant des fureurs « héroïques », de l’agressivité révolutionnaire et guerrière, de la lutte sans trêve pour la domination et le pouvoir.

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