Homme cartésien, généreux, courtois, affable, humble, modeste, maître de ses passions.
Descartes va aborder la « générosité ». Mais qu’entend-il exactement par ce terme ? Il ne s’agit pas d’être « charitable ». Je dirais qu’il le prend au sens latin de « generosus » comme dans l’expression « rex generosus ac potens », « un roi à la fois magnanime et, en outre, puissant » et que l’on retrouve chez Corneille : « La générosité suit la belle naissance » ( Héraclius, acte VI, scène 2 ) ou encore :
« Suis l’exemple, et fais voir qu’une âme généreuse
Trouve dans sa vertu de quoi se rendre heureuse » ( Pulchérie, acte II, scène 5) et même chez Racine : « J’aime, je l’avouerai cet orgueil généreux
Qui jamais n’a fléchi sous le joug amoureux » dit Aricie devant la résistance d’Hippolyte à ses désirs ( Phèdre, acte II, scène 1, vers 443- 444 ). Descartes introduit cependant une nuance importante : il ne suffit pas « d’être bien né », il s’agit de la « vraie générosité, qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer » grâce au bon usage de son libre arbitre absolu et de ses volontés, « ce qui est suivre parfaitement la vertu ». Notons que le mot « vertu » ( en latin « virtus » ) a beaucoup évolué puisqu’il qualifie au début le « vir », « l’homme », opposé à la femme, dans ses qualités « viriles », et que la vertu est devenue synonyme de « chasteté féminine » ! Descartes le prend au sens éthique, puisque la vertu « empêche qu’on ne méprise les autres » car toute personne peut y accéder par elle-même; le libre arbitre étant donné à tout être humain et ne dépendant en rien du fait d’avoir « plus de biens ou d’honneur », « plus d’esprit, plus de savoir, plus de beauté », finalement « toutes choses […] fort peu considérables ». Considérons que certains manquent de connaissance plutôt que de bonne volonté qui est ou qui peut être en chacun.
Descartes en vient à définir l’humilité de façon positive ( alors qu’en latin le mot « humilitas » est négatif : il désigne le peu d’élévation, la bassesse, la faiblesse jusqu’à l’abjection ), sans doute à cause du Christianisme, de l’abaissement de Jésus sur la croix, la fameuse « kénose », « déjection » qu’il est devenu, Épître de Paul aux Philippiens, II, 7 ; « Il s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même la mort sur la croix » II, 8 [ comme un esclave ]. Cela me fait penser au « Piss Christ » d’Andrès Serrano, du Christ qui se pisse dessus, œuvre d’art qui a fait scandale, et qu’il a expliqué de la manière suivante : on l’a laissé plusieurs jours sur la croix, il a dû uriner et déféquer sur lui-même. L’approche de Descartes est moins dramatique, il veut définir « l’humilité vertueuse » : « Ainsi les plus généreux ont coutume d’être les plus humbles ».
Descartes va nous brosser le portrait de l’homme cartésien, si je puis dire. Il est « porté à faire de grandes choses » ( c’est le sens qu’il donne à « généreux » ), il méprise son propre intérêt, il est « courtois, affable et officieux envers chacun ». Remarquons que ce mot « officieux » vient du latin « officiosus » qui a deux sens opposés : il signifie « obligeant, serviable » ( comme ici chez Descartes ) mais aussi désigne les esclaves chargés de garder les vêtements des baigneurs dans les fameux bains romains, et qui est rejeté par Montaigne comme des « services rendus » indignes de l’amitié ( Essais, I, XXVIII ). De plus il est maître de ses « passions » ( désirs, jalousie, envie, haine, peur, colère ) car il ne dépend pas de ses ennemis qui voudraient le voir offensé. Sinon cela signifierait qu’il est orgueilleux et soumis à la flatterie, ce qui serait stupide ! Certains tombent même dans « la bassesse » que Descartes nomme « l’humilité vicieuse », car ils se sentent faibles, prétendent n’avoir aucun libre arbitre et ne pas pouvoir faire autrement, tout en s’en mordant les doigts ensuite. Ils accroissent leur dépendance vis-à-vis d’autrui qui doit leur fournir ce qu’ils désirent. Cependant « ceux qui ont l’esprit le plus bas sont les plus arrogants et superbes » [ du latin « superbia », fierté mal placée, insolence. Le dernier roi de Rome, de 534 à 510 avant J.C. nommé « Tarquin le Superbe » signifie « le violent, le tyrannique, le perfide » qui entraîna la chute de la royauté, d’autant que son fils Sextus méritait lui aussi ces qualificatifs, ayant violé une vertueuse dame romaine prénommée Lucrèce qui se suicida ]. « Ceux qui ont l’esprit faible et abject ne sont conduits que par la fortune » [ là encore, au sens latin de « fortuna », le hasard, le sort, la chance, la malchance ]. Et Descartes d’ajouter : « on voit souvent qu’ils s’abaissent honteusement auprès de ceux dont ils attendent quelque profit ou craignent quelque mal, et qu’au même temps ils s’élèvent insolemment au-dessus de ceux desquels ils n’espèrent ni ne craignent aucune chose ».
Concluons. Qu’est-ce qui distingue l’âme basse de l’âme généreuse ? L’âme basse est celle qui dépend entièrement d’autrui et des événements extérieurs, et qui prétend n’être responsable de rien. L’âme généreuse se prend en main et ne change pas d’attitude selon ce qui arrive ou pas. Descartes nous donne une leçon de courage.
Key Word : passions, générosité, vertu, humilité.
Key Names : Descartes, Corneille, Racine, Saint Paul, Andrès Serrano, Montaigne, Tarquin le Superbe, Sextus Tarquin violeur de Lucrèce.
Key Works : Patrice Tardieu, Incarnation, kénose, humiliation, abaissement. Jésus et la vidure du Tout Autre, viduité, isolement, Philo blog 25 mai 2012 ; Kénose de l’Être, Néant, liberté absolue et mort, crucifixion du réel, la terreur, la Révolution, Philo blog 4 juin 2012 ; Opposition inclination loi morale chez Kant, contradictions sursumées chez Hegel, le plérome de l’amour, Philo blog 5 avril 2012 ; Nostalgie infinie, effroi, douloureuse nécessité de la perte, transsubstantiation, kénose, Philo blog 7 juin 2012. Descartes, Les Passions de l’âme. Corneille, Héraclius, Pulchérie. Racine, Phèdre. Saint Paul, Épître aux Philippiens. Andrès Serrano, Piss Christ. Montaigne, Essais. Tite-Live, Histoire de Rome. Bronzino, Lucrèce [tenant la dague avec laquelle elle va se tuer après son viol ], Galerie Borghèse, Rome. Le Titien, Lucrèce, Hampton Court [ résidence royale près de Londres ]. Shakespeare, The Rape of Lucrece ( poème ).
Patrice Tardieu.