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29 décembre 2006 5 29 /12 /décembre /2006 16:55
Qu’est-ce qu’un objet? La réponse semble évidente, c’est ce qui est placé là, l’ob-jectum, le "jeté devant", du latin classique objicere, op-poser, ce qui est vis-à-vis, sous les yeux; en allemand Gegen-stand, ce qui se tient en face. Ce mot qui vient de la philosophie scolastique, est ainsi défini au XVIIIe siècle par Condillac: "Tout ce qui se présente aux sens et à l’esprit. Chaque corps qu’on voit est un objet qui tombe sous les sens, chaque idée qu’on a est un objet qui s’offre à l’esprit". Mais là est tout le problème. Imaginons une statue de marbre, tout en lui donnant, à l’intérieur, un esprit totalement vierge, et ouvrons petit à petit ses sens, en commençant par l’odorat, lui faisant sentir une rose. Perçoit-elle un objet? Non, pour nous il y a cette fleur contre son nez, pour elle-même elle est odeur de rose. "Que les philosophes à qui il paraît si évident que tout est matériel, se mettent pour un moment à sa place, et qu’ils imaginent comment ils pourraient soupçonner qu’il existe quelque chose qui ressemble à ce que nous appelons matière". (Traité des sensations, première partie, chapitre premier, § 3 ).        


La problématique de l’objet n’a cessé d’agiter la réflexion. Jean Duns Scot, le "Docteur subtil" du XIIIe siècle, soutient que l’"objectum secundum se", l’objet en lui-même ne peut être présent à notre intellect, ce n’est qu’à travers l’essence que nous atteignons l’objet, essence d’ailleurs indifférente à l’existence individuelle comme à la conceptualisation, ainsi que l’avait montré Avicenne.

La question remonte à l’antiquité. Déjà Epicure nous disait que l’objet en soi est invisible, il n’est connu que par des simulacres (eidôla, des idoles), des répliques de lui-même qui provoquent en nous instantanément des sensations toujours vraies, car nous ne pouvons nier ce que nous ressentons, ni que nous percevons ce simulacre, même si celui-ci ne correspond en rien à l’objet dont il émane (l’hypokeiménon, ce qui est étendu "en dessous"). Au loin, une tour est petite et ronde, de près elle est grande et carrée; ces images sont toutes les deux vraies. Bien avant encore, Aristippe de Cyrène, vers le Ve siècle av. J.-C., argumentait que ce qui provoque en nous l’impression de blancheur ou de douceur peut être non-blanc ou non-doux, que la seule certitude que nous ayons est l’affect ressenti, et que les mots ne garantissent pas la même sensation chez chacun. Ainsi, dans toutes ces théories, l’objet est premier, mais aussi totalement invisible en lui-même, à la limite innommable et incommunicable.
       


C’est pourquoi le problème peut être inversé et partir du subjectum. Schopenhauer écrit: "L’univers entier n’est objet qu’à l’égard d’un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, représentation". L’homme peut alors s’apercevoir qu’il ne connaît ni le soleil ni la terre, seulement la re-présentation du soleil et de la terre que lui donne son œil. Nous nous retrouvons alors dans la vaste interrogation kantienne sur les principes de la possibilité de l’expérience, le "je pense" devant pouvoir toujours la sous-tendre. Par la sensibilité, l’objet nous est donné; par l’entendement, il est pensé. Pour qu’il soit, il faut donc ces deux sources. D’où toutes les difficultés de la raison pure. Descartes avait déjà dit que le monde peut être autre, si Dieu ne garantit pas les règles de l’entendement. D’ailleurs de nombreux mécanismes ont la possibilité d’indiquer la même heure, comment le savoir quand il s’agit de l’univers et que nous ne voyons que ce qui apparaît? "Il est certain que Dieu a une infinité de divers moyens, par chacun desquels il peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles que maintenant elles paraissent, sans qu’il soit possible à l’esprit humain de connaître lequel de tous ces moyens il a voulu employer à les faire". (Les Principes de la philosophie, seconde partie, § 204).

La problématique bifurque lorsque l’objet en question est un autre sujet. En effet autrui se présente sous une forme objective que je peux décrire: son corps, ses vêtements… Pourquoi cet objet est-il un sujet? Parce qu’il est semblable à moi? Mais aucun raisonnement par analogie ne se fait; je "vois" tout de suite qu’il ne s’agit pas d’un objectum, un simple "être-là-devant" que je peux utiliser à ma guise. Nous lisons même, si l’on en croit Lévinas, sur son visage, l’exigence éthique "tu ne tueras point". Il y a par conséquent la subjectivité de la personne qui nous échappe toujours; et l’appropriation de celle-ci étant impossible, l’interdit suscite la transgression du commandement par la négation totale. Ceci explique la soif du meurtre qui prétend nier totalement la subjectivité qu’il ne peut atteindre directement. Les coups de couteaux ne peuvent lacérer les idées; et, d’autre part, on ne peut tuer un objet, on le détruit. "Le meurtre exerce un pouvoir sur ce qui échappe au pouvoir. [...] Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer." (Totalité et Infini, section III, B.2.).

Cet objet en face de moi est donc un sujet qui me regarde, et faisant de moi un objet, s’impose comme sujet; ou bien joue à l’objet, comme dans la séduction. D’où l’échec des relations avec autrui, selon Sartre, que ce soit dans le sadisme ou le masochisme, mais aussi la haine ou l’amour. Dans ce dernier cas, chaque sujet s’est fait objet fascinant pour autrui, il n’y a donc plus que deux "objets", alors que chacun voulait un sujet qui fondât son objectité.

En ce qui concerne la haine, elle provient essentiellement du fait qu’autrui fait de moi un objet et que je refuse cette image de moi-même que l’on me renvoie et que j’intériorise, cet "être-pour-autrui" qui est pourtant une dimension capitale. C’est pourquoi, dans le masochisme, le sujet assume son être-objet, court-circuitant la lutte pour la reconnaissance de la conscience de soi, descendant dans sa chair par la honte et la douleur. Cependant, par là-même, il ne cesse d’affirmer sa subjectivité, traitant l’autre en objet puisqu’il va jusqu’à le payer pour être frappé. Le sadique, lui, se pose en pur sujet, maltraitant sa victime dont il ne peut pourtant éviter le regard qui le transforme en objet de haine.
Mais contredisons Sartre. Toutes ces conduites ne sont nullement un échec, elles reflètent l’incessant combat du sujet pour se renforcer en tant que tel et écarter toutes ces images qui font de lui un objet. C’est le masochiste qui est le maître de la cérémonie; l’amoureux, même le plus oblatif, qui aime aimer et donc captiver.       

La grande différence avec l’objet est donc que "je" ne suis pas dans le monde comme l’eau est dans le verre, je suis un être au monde; ou, pour reprendre une distinction heideggérienne, il est incorrect de dire que la table est "près de" la porte, ou que la chaise "touche" le mur, car il n’y a aucun véritable "contact" entre les choses, nul objet ne "rencontre" un autre, comme l’être humain peut le faire (Être et Temps § 12 p. 55). Les rapports entre les objets sont obligatoirement extérieurs, et s’ils sont l’un contre l’autre, sans espace intercalaire, il ne s’agit que d’une simple contiguïté spatiale. Il semblerait alors que les objets sont "indifférents" aux autres objets et même à leur propre être. Mais l’indifférence présuppose la capacité de ne pas l’être, comme c’est le cas pour l’homme indifférent qui joue toujours celle-ci sans l’être véritablement. L’objet n’a donc pas cette ouverture au monde que possède l’être humain.
Mais quand l’objet se manifeste-t-il en tant qu’objet? C’est lorsqu’il perd sa familiarité, son caractère utile; tout à coup ce que j’avais "sous la main" ne fonctionne plus; la clef n’ouvre plus ma porte, je m’étonne de cet objet métallique étrange qui est là au bout de mon bras, surprenant, importun, récalcitrant, dérangeant.
La "conjointure" est brisée. Ce mot est employé par le traducteur pour rendre compte du fait que, pour l’homme, tous les objets utilisables se conjoignent habituellement comme la clef et la serrure, le marteau et les clous, le bouton de chemise et la boutonnière. Il l’emprunte à une étude sur Chrétien de Troyes Regards sur la conjointure d’Eugène Vinaver (dans À la recherche d’une poétique médiévale).

Nous sommes alors envahis par ce monde insolite des objets, perdant la prudence de Descartes lorsqu’il affirmait que nous pouvions "nous rendre comme [je souligne] maîtres et possesseurs de la nature", c’est-à-dire que nous ne le serions jamais. Heidegger soutient que l’homme ne cesse d’arraisonner la nature; le barrage, centrale électrique, somme le fleuve de livrer son énergie et l’emmure, alors que le pont ne faisait que relier une rive à l’autre. Nous avons perdu l’étonnement grec face au monde, au divin du cosmos, au fait même qu’il y ait de l’être et non pas plutôt rien. Nous vivons dans un univers d’objets dans l’oubli de l’Être. Pourtant aucun principe de raison ne pourra rendre compte de cette présence.

Cependant tous ces objets qui nous entourent sont-ils aussi facilement saisissables?

Si l’on suit la démonstration de G. Bachelard, la science contemporaine fonctionne par un mouvement qui ne cesse de détruire toutes nos intuitions, tous les schémas appris à l’école. L’objet disparaît devant un surobjet qui est précisément l’effacement de toutes les images que nous nous étions faites de lui. L’atome de Niels Bohr que nous nous représentions comme un système solaire en miniature doit être radicalement éradiqué de nos conceptions et relégué à l’histoire de l’imagerie scientifique nécessaire pédagogiquement mais devenue obsolète. "Nous dirions donc volontiers que l’atome est exactement la somme des critiques auxquelles on soumet son image première. [...] Le surobjet est le résultat d’une objectivation critique, d’une objectivité qui ne retient de l’objet que ce qu’elle a critiqué. [...] Dans ses rapports avec les images, le surobjet est très exactement la non-image". (La Philosophie du non p. 139).

Le même mouvement semble s’être emparé de la psychanalyse. Freud ne parle-t-il pas avec assurance d’une libido d’objet opposée à celle du moi, au narcissisme? L’objet en question est principalement une personne dans sa totalité à laquelle s’attache la pulsion du sujet. Prenons l’exemple de la mélancolie au sens psychiatrique du terme, c’est-à-dire une forte dépression avec des auto-reproches. L’explication freudienne est la suivante: le sujet avait choisi un objet d’amour qui, finalement, va le décevoir. Mais, au lieu de s’en séparer, il va s’identifier à cette personne. L’ombre de "l’objet" aimé tombe alors sur le moi. Il provoque un clivage entre le moi qui critique l’ancien objet d’amour et la partie du moi qui s’y est identifiée.       
Avec Mélanie Klein la scission va atteindre l’objet, et la mère bientôt être réduite à un bon ou un mauvais sein, objet partiel doté par les fantasmes archaïques de l’enfant de pouvoirs bénéfiques ou maléfiques. Le sein de la mère, telle une personne, coupé du reste de son corps, est alors objet d’amour ou d’angoisse.
Par Winnicott l’objet va s’effacer un peu plus en devenant "transitionnel". Il n’est ni objectif, ni subjectif, c’est un bout de chiffon suçoté, un "rien du tout" qui absorbe la vie de l’enfant et plus tard de l’adulte. En effet, on pourrait ajouter: Que sont d’autres nos "relations d’objets"?
Franchissant un dernier pas, Lacan écrira: "Je t’aime, mais, parce qu’inexplicablement j’aime en toi quelque chose plus que toi — l’objet petit a, je te mutile" (Les quatre concepts fondamentaux chap. XX, § 2).
Cet objet (a) n’est autre que l’agalma, l’objet précieux caché dans une boîte, le dieu dissimulé dans sa parure, sa statue, la beauté intérieure de Socrate que recherche Alcibiade (Platon Banquet 215 a-b; Rabelais Gargantua Prologue). Pourtant Socrate repoussera ce "transfert" qui n’est que la projection du désir fantasmatique.
Finalement l’objet de la libido n’est plus représentable, pas plus que le divin.

Mais le sujet lui-même ne fait pas partie du monde, comme l’a souligné Wittgenstein (Tractatus logico-philosophicus § 5.632), il en est une limite.

La pensée actuelle se trouve, par conséquent, devant le désêtre du sujet fantasmant un objet non-spéculaire. Elle dénonce l’illusion des iconoclastes qui croient pouvoir trouver, derrière l’image omniprésente des objets, le dieu caché, car derrière le virtuel, il n’y a que du virtuel. L’objet, comme le sujet, se sont évanouis.

Patrice Tardieu

                                                                   Mots clefs:objet,sujet,corps,sensation,matière,objet en soi,simulacre,image,affect,mots,invisible,innomable,incommunicable,subjectum,perception,
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                                                                  Noms clefs:Condillac,Jean Duns Scot,Avicenne,Epicure,
Aristippe de Cyrène,Schopenhauer,Kant,Descartes,Lévinas,Sartre,Heidegger,Chrétien de Troyes,
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